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La Barrière blanche - un film de Christian Zarifian (1982 - 70 minutes)

 


Entretien avec Alain Bergala, 1983


Question 1 : Votre filmographie est déjà abondante. Vous figurez au générique de 22 films et pourtant, vous avez presque toujours partagé avec d'autres la responsabilité des films que vous signez. Il s'agissait de co-réalisations ou ce qui, depuis plus de dix ans, a constitué progressivement une sorte d'image de marque de vos productions : les films collectifs.
Aujourd'hui vous signez seul la "Barrière blanche". Que signifie ce changement ?

C.Z. : Je n'ai pas toujours, pas systématiquement, fait des films collectifs ou en co-réalisation. Avant mon arrivée au Havre, avant 1968 donc, j'avais réalisé, outre quelques films en 8mm, deux films en 16mm auto-financés. Ici même, j'ai réalisé quelques court-métrages plutôt expérimentaux. S'il fallait donc trouver une filiation pour La Barrière blanche, elle existe.
Cela dit, il y a bien changement. C'est la première fois que je m'expose aussi directement, sans l'écran, sans la barrière d'un "sujet" (de film) ou d'une expérience cinématographique. La Barrière blanche, c'est une lettre envoyée à mes amis.

Il y a un autre aspect dans votre question. On pourrait peut-être penser qu'avec ce film je change mon fusil d'épaule, je rentre dans le rang du cinéma d'auteur. Ce n'est pas vrai. La France des années 80 a changé par rapport à celle des années 60-70, et tout le monde est obligé de faire avec. Je ne pense pas que les films que j'ai réalisés, ou impulsés, ou animés dans les années 70 soient encore possibles aujourd'hui au moment où je parle. J'espère bien qu'ils le seront à nouveau bientôt. En attendant, le corps social est amorphe, il subit plus que jamais le cinéma dominant, de spectacle ou d'auteur (lequel donne parfois de très beaux films, bien sûr). Il ne soutient plus du tout le cinéma qui sort un peu de ces catégories.

Il faut donc patienter, et maintenir ouvertes quelques brèches. J'ai réuni un collectif de cinéastes pour un projet qui s'appelle "Porte Océane" et qui sera fait sur le modèle de "Paris vu par..." : sept réalisateurs tournant chacun un court-métrage de fiction dans un quartier du Havre. L'ensemble devrait donner une image éclatée, donc cohérente de cette ville qui s'en va dans tous les sens.





Question 2 : Couleur et noir et blanc.
On comprend, et vous l'annonciez dès le projet, qu'il s'agit d'abord de coder, de distinguer de façon simple, deux fonctionnements, deux registres de la narration. Ne s'agit-il pas aussi, principalement peut-être, d'un système plus complexe, plus sophistiqué, dont les deux voies/voix ne peuvent être analysées séparément, dont il faudrait au contraire d'abord prendre en compte les entrelacs, les fausses pistes, les emboîtements, les détours.

C.Z. : Je ne sais pas. Je crois qu'il faut d'abord prendre au sérieux la règle du jeu. Si l'on monte séparément tout le noir et blanc et toute la couleur on voit bien qu'ils existent l'un et l'autre de façon indépendante. On voit bien qu'ils fonctionnent tout à fait différemment. Ils ont été tournés pour ça. Bien sur j'ai voulu dès le départ les alterner. Ca n'a pas manqué de compliquer le jeu. Il y a des enchaînements noir blanc-couleur de plusieurs sortes : narratifs, par contraste, rythmiques, aléatoires, suspensifs, soulageant, etc. Pourtant, je me suis efforcé de conserver à chaque "passage" son caractère tranchant, j'ai essayé de faire en sorte que la barrière reste présente tout du long. Mais je ne suis pas spectateur de ce film, et votre question semble indiquer que la perception qu'on en a est fluctuante. Il est probable que le principe de base du film engendre des lectures très différentes. Non, vraiment, je ne sais pas.

Question 3 : Et ce titre : La Barrière blanche ? On peut le comprendre de deux manières : le redoublement de cette séparation artificielle de deux systèmes formels - le "blanc" en même temps qu'il n'est pas une véritable couleur est aussi la synthèse de tout le spectre visible - ou bien l'obstacle opaque derrière lequel vous retranchez tout à la fois le film, son protagoniste et son auteur ?

C.Z. : L'idée de barrière va de soi. Quant à la couleur, elle est tout ce que vous dites, plus l'idée (le blanc, le pur) qu'il y a quelque chose à découvrir, comme lorsqu'on marche dans la neige fraîche.
Il y a le problème du choix des titres. C'est très difficile. Il faut que ça dise, brièvement, l'essentiel du film sans rien en dévoiler. Je me suis arrêté à celui-là en pensant que l'association "barrière" et "blanche" évoquait phonétiquement un mélange de dureté et de tendresse, que le redoublement de la consonne initiale "b" rendait compte du sujet du film et que la barrière blanche (la vraie) était présente dans de très nombreux plans. Plus les autres dites par vous.





Question 4 : Deux éléments traversent le film à visage découvert, je veux dire qu'ils y figurent avec une certaine insistance ou plutôt, l'expression serait plus juste, avec une certaine évidence. En même temps ces éléments sont par nature chargés de mystère : la musique et les chats.
Voulez-vous nous en parler et en ce qui concerne la musique j'aimerais savoir comment vos concevez le rôle, la place, par rapport au reste de la bande son dont, à part la voix off, le caractère direct et réaliste est clairement affirmé.

C.Z. : Les chats, la musique.
On parlait d'opacité tout à l'heure. Le regard d'un chat est opaque et mystérieux si l'on veut, en ce qu'il vous renvoie toujours à vous-même. Sa simple présence aussi, d'ailleurs. Les chats sont la seule présence vivante, directe, non médiatisée, dans la partie couleur. Ils renvoient l'absent (Patrick Thomery) à lui-même, et le spectateur aussi. Il n'y a pas d'échange possible avec un regard ou un corps d'animal. Ils font miroir (qu'on ne traverse pas), ils échappent à toute tentative de faire sens, à toute interprétation.

Même chose pour la musique, dans un sens. Il y a dans mon film deux types de musique : des airs ou des phrases joués au saxophone ou à la clarinette, et qui évoquent l'absent musicien, et puis une musique de griot, gaie, rythmée, mais dont il faut savoir que c'est un chant funèbre.
Ainsi va la musique : si je l'utilise souvent dans mes films, et d'une manière un peu particulière, c'est qu'elle va beaucoup plus vite que tous les autres éléments au coeur des choses, sans détour et sans discours. Je l'utilise comme une voix, comme du son direct. En l'occurrence, c'est le son direct de celui qu'on ne voit pas.