Christophe Lagane
Cinéma n°533, juin 1994
Ils sont sept - quatre garçons, trois filles -, ont 20 ans, habitent au Havre et veulent faire de la musique. Ils répètent dans un hangar près du port. La tension monte et explose parfois entre les membres du groupe, tous différents et pourtant unis par un art auquel ils s'adonnent à corps perdus au risque de sombrer dans la folie. Il n'y a pas véritablement de récit. Ça joue plus que ça parle et pourtant ça nous parle. En tentant - et en y parvenant - de saisir l'instant de vérité pure, de l'irréel, Christian Zarifian donne son sens au cinéma. Celui d'un art vivant et représentatif d'un état d'esprit, d'une idée. Avec un huis-clos quasi-permanent, de doux mouvements de caméra, et des acteurs plus musiciens que comédiens, le réalisateur crée de la magie. Celle de la naissance d'un acte musical, la découverte d'une mélodie, qui semble se dérouler le plus naturellement du monde sous nos yeux. Celle d'une expérience qui vise à explorer les tensions de la nature humaine. Un film un peu hors norme qui laisse une empreinte dans la mémoire.
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Luis Porquet
L'affiche de Haute-Normandie n°149, juin 1993
Le Havre est très probablement la seule grande ville de province où existe, depuis 25 ans, une activité de production cinématographique continue. Durant ce dernier quart de siècle, cinquante films de métrages variables y ont été réalisés avec le concours assidu de techniciens et d'artistes recrutés localement. Ce seul aspect mérite déjà qu'on s'y arrête.
Le cinéma, chacun le sait, est un heureux point de rencontre entre différentes disciplines, et au Havre, tous les genres à peu près ont été abordés, du documentaire à la fiction, du film d'animation à l'évocation historique.
Cette composante très spécifique de la vie culturelle havraise exige que soient rappelées quelques étapes intéressantes. L'histoire, si l'on peut dire, commence en 68, année de toutes les utopies. A la suite d'un stage effectué à la Maison de la Culture du Havre, Christian Zarifian est invité à demeurer au sein de cet établissement pour y créer une unité cinéma aux côtés de Vincent Pinel. Son directeur d'alors, Bernard Mounier, croit à l'outil pédagogique que constitue le septième art. On présente au public des films et des débats non sans intention didactique. On commence aussi à tourner. L'unité cinéma devient un secteur autonome. Le cinéma reste aujourd'hui l'une des orientations originales de l'actuelle Maison de la culture sous la responsabilité de Ginette Dislaire. Entre-temps, l'idée de décentralisation voit le jour avec les années 80. Un centre régional du cinéma fait son apparition au Havre dont Zarifian est nommé directeur artistique. Mais l'aventure pour lui ne dure qu'un an... Et celle du centre tournera court deux ans plus tard sous un nouveau label.
Entre-temps, Vincent Pinel avait été promu conservateur à la cinémathèque française, en 1983. Voyant venir la fin du centre régional, Christian Zarifian a l'idée de créer une structure associative permettant la poursuite des projets en cours et notamment le tournage de Table rase, un film retraçant la destruction massive du Havre par les bombardements alliés de 1944 (bilan : une ville anéantie et 3 000 morts civils en l'espace de deux heures). C'est ainsi qu'en 1987 les « Films Seine Océan » voient ratifier leur acte de naissance.
A l'heure actuelle, les « Films Seine Océan » ont à leur catalogue un certain nombre de réalisations dont Table rase, les Montagnes parlantes, un documentaire tourné dans une école maternelle, Marat mort dont nous avions parlé dans notre édition n° 131 du 15 novembre 1989, tous réalisés par Christian Zarifian, auquel il convient d'ajouter sa dernière œuvre, les Romantiques, un long métrage d'une heure trente-sept qui vient d'être présenté à Cannes où il a reçu un bon accueil.
Face aux géants de l'industrie cinématographique actuelle largement dominée par les Américains, l'existence au Havre d'une structure de production comme les Films Seine Océan constitue une alternative créatrice dont il y a lieu de se réjouir car elle fait entendre un autre « son ». Elle atteste, en tout cas, que nous avons sur place tout le talent nécessaire à de bonnes réalisations. Rien ne saurait mieux le démontrer que la sortie des Romantiques, récemment présentés au Volcan. Ce film a toutes les qualités requises pour mériter une large diffusion en salles. La jeunesse se reconnaîtra dans le portrait de Zarifian, auteur qui sait se tenir au cœur de son époque. Dans Marat mort, il abordait le problème du chômage et de l'avenir. Cette fois, il montre les ados face à une crise d'identité. Dans une société devenue incapable de proposer aux jeunes un projet collectif (les idéaux ont fait faillite), qu'est-ce qui peut encore les rassembler dans le présent sinon la pratique d'un art ? Ce sera la musique, mais pas le rock (ce qui nous change). L'hommage rendu au jazz est riche de signification car cette musique suppose une certaine autonomie et un sens aigu de l'écoute.
Ayant déniché un hangar sur le port, nos apprentis artistes s'y installent avant même que le groupe soit vraiment établi. Les choses vont se concentrer autour d'Eric, leader discret mais porteur d'une réelle exigence : exprimer ce qui vient de l'intérieur. La formation prend corps avec des soubresauts, des passages plutôt chaotiques. Chacun fait son bout de chemin. Les solitudes sont confrontées, douloureusement le plus souvent... et l'on craint la dislocation. ln extremis les choses s'arrangent. Quelque chose paraît advenir, quelque chose qui viendrait de l'âme, si ce mot a encore un sens. Mais le poids est trop lourd pour qu'Eric endosse seul le fardeau. Voyant son beau rêve échouer, il part désespéré se jeter dans la mer. Alors, pour la première fois, une tendresse bouleversante affleure entre les copains, enfin réunis peut-être ?
Les images de Jean- Luc L’Huillier qu'assiste Jean-Christophe Leforestier nous ont beaucoup impressionnés, tout autant que la musique de Jean-Paul Buisson et Frédéric Schmidely, très touchant dans le rôle si peu bavard d'Eric. Il faut aussi saluer le travail de Jean- Paul Buisson et d'Etienne Cuppens au son et l'excellent montage que Christiane Lack a concocté auprès de Zarifian.
Cette métaphore intelligente du malaise de notre temps où l'espérance elle-même paraît hors champ nous touche par sa fraîcheur, son refus du spectaculaire.
Les Romantiques, sans élever le ton, dévoilent toute la fragilité de la relation dans un monde en proie au doute et au vertige existentiel. Il évoque le seule chose véritablement nécessaire : la reconnaissance de soi-même et de l'autre.
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René Prédal
Jeune cinéma, oct./nov. 1994
DOSSIER : Où VA LE CINEMA FRANCAIS ?
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C'est pourquoi nous proposons, pour ne pas conclure, de nous pencher sur Les Romantiques de Christian Zarifian qui rassemble un grand nombre de caractères exemplaires du cinéma d'auteur que nous aimons mais qui touche mal le public. Il ne fait pas partie de nos atypiques mais se démarque aussi quelque peu du « sujet unique » par sa construction chorale (comme Grand bonheur où Le Roux s'installait dans le temps des digressions alors que Zarifian serre au plus près et même au plus juste). C'est dire sa double marginalité ! Ces romantiques sont en effet sept jeunes assez passionnés pour s'enfermer sur leur idée fixe en rompant toutes les amarres et pour vivre intensément les tensions du groupe, ses violences mais aussi ses bonheurs. D'entrée le documentaire possible sur la création musicale se prend en fiction dès lors que les protagonistes s'approprient le lieu. Le local - un hangar du port du Havre - devient studio et le film prend forme, chronique faite de moments où chacun va jusqu'au bout de lui-même autour de l'enfantement douloureux d'une sorte de pré-musique qui s'invente au fur et à mesure sous la conduite d'un saxo mystique, leader fou d'exigence expressive auprès duquel les autres doivent se définir et trouver leur accord. La recherche des sons exacerbe les sentiments dans l'acharnement à la fabrication d'une maquette filmée en « live » - tout est en son direct -, la réalisation de Christian Zarifian ayant été précédée d'une phase de conception où écriture, musique et travail des comédiens ont été menés de front, en phase et non chronologiquement, avec de perpétuelles reprises et une combinatoire esthétique correspondant un peu à ce qui est à l'oeuvre dans le domaine du jazz. Des êtres fragiles se cachent derrière un « look » (la sexy, le hippy, l'allumé... ) en manque d'identité. Une croyance sincère les mène à se laisser vampiriser par la quête d'une vérité qui est autant celle de chacun que la justesse de la musique et du cinéma. Si les personnages s'imposent dès la première image, le groupe musical, lui, demandera 90 minutes de film pour exister : il lui faudra trouver ses règles et sa durée, s'édifier à la fois avec et contre chacun, juguler les implosions internes comme les aspirations de l'extérieur qui fournissent l'armature d'un récit insérant en outre des images vidéo, traces émouvantes de quelque brouillon qui aurait été tourné simultanément et non au préalable. Au moment où cet équilibre instable semble près de s'effondrer, le saxo fait écouter à ses compagnons My Favorite Things de Coltrane : solo miraculeux, improvisation géniale surgissant après des centaines d'heures de travail harassant, simplicité du jeu sur une seule note mais qui fait entendre en réalité toutes les autres. Cette évidence éblouira effectivement le groupe qui se trouvera enfin, mais elle est aussi à l'image de la réalisation de Zarifian : après une longue gestation, vient un tournage rapide, dans l'urgence, avec des situations épurées, des personnages incarnés et non plus interprétés, une narration minimale et une mise en scène limpide. Finalement l'intrigue s'efface, les individus disparaissent et le lieu se vide pour laisser place à la foi. Alors tout peut enfin bouger : les lunettes noires tombent, la lumière est coupée, les portes s'ouvrent, la batteuse mutique crie, les corps se détendent et le groupe se scinde alors que le jour se lève sur la mer : il y a ceux qui plongent dans l'eau et ceux qui restent sur la plage, caméscope à l'oeil. Mais ce sont les images imparfaites des premiers filmés par les seconds que Zarifian retient pour son final suspendu.
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