Luis PORQUET
L'Affiche, 1989
SILENCE, ON TOURNE
Commémorer le passé peut être une excellente façon de s'aveugler sur le présent, de l'oublier élégamment. Sur ce point, le Bicentenaire offre un utile sujet de réflexion. Deux siècles après l'événement, comment voir la Révolution sinon de façon théâtrale. Convaincu qu'on ne peut échapper à ce choix, le cinéaste Christian Zarifian a eu l'idée de filmer un spectacle en train de se faire et dont le thème, bien sûr, est la Révolution. C'est ainsi qu'est né Marat mort, qui nous montre le quotidien de douze élèves comédiens de l'Ecole de Théâtre du Havre, dirigés par André Fouché.
Au début on se sent tout aussi distant du Marat-Sade de Peter Weiss que des acteurs qui le répètent. Mais, peu à peu, par le jeu de la caméra et des questions individuelles, la vérité de chacun crève la trame du projet. Nous voilà bel et bien plongés dans la vie incertaine de ces jeunes. Face au monde d'aujourd'hui - un monde tout à fait incapable de leur donner un horizon, les angoisses et les craintes qu'ils ressentent rejoignent inévitablement les nôtres. Dans son travail de tous les jours, chacun des protagonistes est le témoin meurtri de la détresse de notre temps : incertitude de l'emploi, exploitation renouvelée de l'homme, multiplication des laissés pour-compte, marginalisation de ceux qui n'ont pas les moyens de suivre ou d'entrer dans le jeu de la compétition, échec scolaire, déclassement, etc. Le tout montré sans dogmatisme. Le théâtre, dès lors, devient comme une issue de secours, un moyen de ne pas nourrir la désespérance et la pièce, du même coup prend un étonnant relief...
Nous avons vu le film de Christian Zarifian juste avant sa sortie officielle, à la Maison de la Culture du Havre, et nous avons été saisis par l'urgence de son propos. Monté avec un budget ridiculement bas (400.000 F), Marat mort est un vrai long métrage qui ne parait nullement souffrir de son manque de moyens financiers. Des contacts, pour sa diffusion, ont été pris avec « La Sept », ainsi que FR 3 Normandie, mais il nous semble indispensable que les salles de la région lui réservent le meilleur accueil. Depuis vingt ans maintenant, Le Havre et Christian Zarifian ont été mêlés de près à la production de films. Or, après le départ de Raoul Ruiz et la dissolution récente de Normandie Films Production, on est en droit de se demander si la création cinématographique ne va pas, tout simplement, retomber dans l'oubli. Cette solution extrême serait à notre avis la pire des injustices, même si cette activité reste, il faut bien le dire, toujours délicate à gérer. N'oublions pas qu'en vingt ans pas moins d'une cinquantaine de films ont vu le jour au Havre. Il nous semblait utile de le rappeler.
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Yves Leroy
1789-1989
Marat mort
Bicentenaire oblige, la tentation aura été forte en cette année symbolique de produire des œuvres et des réflexions qui au-delà des flonflons et des parades rituelles d'une commémoration, portent sur le sens contemporain des évènements de 1789. Avec son film Marat mort Christian Zarifian jette un pont entre deux époques - celle de la Révolution Française et celle d’aujourd'hui - qui n'ont pas grand chose en commun sinon d'être des époques de mutation. Pour ce faire il a suivi tout au long d'une année une douzaine de personnes qui, en dehors de leur vie privée et professionnelle, partagent la même passion du théâtre. Avec André Fouché, professeur à l'Ecole de Théâtre du Havre, ils ont choisi de travailler, en vue de la représenter face à un public, une pièce de Peter Weiss : Marat-Sade, dont le titre exact est « La Persécution et l'assassinat de Jean Paul Marat, représentés par le groupe théâtral de l'hospice de Charenton, sous la direction de Monsieur de Sade », œuvre que Peter Weiss imagine mise en scène en 1808 par le Divin Marquis dans sa salle d'hydrothérapie de l'établissement d'aliénés susdit.
Comme le note Josette Malon « A travers la représentation de la fin tragique de Marat, et sa confrontation avec Sade, qui n'est pas seulement auteur et meneur de jeu, mais également protagoniste, la pièce aborde les questions toujours vives qui furent posées par la Révolution Française, à ce moment crucial du meurtre de Marat. Ce meurtre se situant au paroxysme de la Révolution au-delà duquel le citoyen redevient sujet, le malade se soumet à son infirmier, la nation s'asservit à son nouveau Père : Napoléon. »
C'est sur la base du travail d'André Fouché sur cette pièce que s'est fondé celui de Christian Zarifian qui s'apparente, à un premier niveau, à une sorte d'enquête sur le paradoxe du comédien que l'on suit dans son travail d'acteur et dans sa vie quotidienne. En effet Marat mort entremêle et tisse trois fils :
- le premier, théâtral et chronologique, qui suit mois après mois, répétition après répétition, l'évolution du travail d'élaboration d'un spectacle depuis la première lecture à la table jusqu'à la répétition générale. Ceci constituant une merveilleuse leçon de théâtre où se révèle cette alchimie intime qui transforme l'approche extérieure et naïve d'un rôle en une appropriation subjective d'un personnage par un acteur.
- le second, sociologique, qui interroge l'être social de ces individus que l'on retrouve sur les planches soir après soir jusqu'à la représentation où ils jouent à l'acteur jouant des fous qui jouent des personnages de la Révolution. Que font-ils, ces amateurs, quand ils ne sont pas en scène ? Comment se coltinent-ils avec le monde ? les autres ? Comment vivent-ils leurs situations professionnelles ? Ces situations dans lesquelles on sait que chacun investit une part importante de sa vie.
- le troisième, psychologique (ou plutôt ontologique), qui tente de toucher la part intime (authentique ?) de ces mêmes individus à partir d'une simple question posée à chacun en particulier: « Comment ça va ? Où en es-tu ? » qui invite à livrer plus que la confession d'un état personnel plus ou moins passager, une part de la virtuelle vérité de chacun.
Et puis il y a la « patte » Zarifian, cette manière qu'a le réalisateur de laisser venir la parole de l'autre, de l'« écouter » avec ses silences et ses hésitations au point d'abstraire l'artifice de sa situation (caméra, technique ... ) et les effets de mise en représentation induits par cette présence, pour rendre palpable et préhensible une certaine forme de la « vérité » de la personne interrogée, ou pour piéger l'affleurement d'un rôle ou d'une scène.
Le montage du film, alternant les trois fils tisse la trame d'un constat qu'intelligemment Christian Zarifian laisse à chaque spectateur le soin de dresser pour lui-même. S'y mêlent les voix des personnages de Peter Weiss (Marat, Sade, Charlotte Corday, Roux... ) à celles des acteurs et du metteur en scène : polyphonie de discours qui élaborent la forme représentée, que percutent les voix du monde, conviviales et interrogatives, et que reprend, comme en un écho de soliste, la réponse personnelle de chacun de ces « acteurs » à ce qui fait sa propre « vie »...
A travers la mise à distance que suppose la forme représentée d'une représentation supposée ( celle de sa mise en scène de la mort de Marat par Sade à Charenton) et par delà la vie d'hommes et de femmes de ce temps (1989) et de cette ville (Le Havre), Marat mort interroge l'écart entre deux époques parallèlement incertaines : celle de la Révolution de 1789 et celle dont où l'on en fête l'anniversaire. Plus que de « réactualiser » cette Révolution, le film de Christian Zarifian redouble cette mise à distance déjà contenue dans la pièce de Peter Weiss. Il tend un nouveau miroir au jeu des reflets.
La parole aliénée des fous de Charenton étant moins soumise à censure est donc plus « libre ». Le jeu de va et vient que fait le film entre le lieu du simulacre ( la scène) et celui de l'authenticité (l'intimité de l'individu) livre à la réflexion plus d'éléments sur l'état de la Révolution aujourd'hui qu'une longue et pénible démonstration. C'est la grande qualité de ce film que d'inviter à s'interroger à partir d'enthousiasmes bicentenaires, sur les mensonges et les capitulations de notre époque.
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