René Prédal
Jeune Cinéma
Pari audacieux que celui de Christian Zarifian filmant la pièce de Molière dans Le Havre d’aujourd’hui en respectant les alexandrins, les « madame », « marquis » et papotages sur la vie de Cour en attendant un « carrosse » retardé par la circulation ! Ce refus de moderniser le dialogue conserve à la pièce toute sa force, aussi bien de contestation des mœurs que d’autobiographie douloureuse. Il y a du Maurice Pialat dans cette âpreté des rapports amoureux et l’idée de Zarifian faisant de ses personnages un petit groupe d’acteurs qui répètent une pièce classique, conduit à une troublante mise en abyme quand les comédiens d’aujourd’hui, encore en costumes Louis XIV et avec les mots de Molière, descendent de scène pour régler leur compte, mais dans notre société de 1997. L’« exécution » finale de Célimène devant le tribunal de ses amants est magistrale et le découpage serre au plus près le texte en changeant de plan à chaque variation de tension dramatique.
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Rachid Maach
Le Havre-Presse, Août 1998
ZARIFIAN FAIT SON "MISANTHROPE"
Dock Martens et pantalon orange vif, Célimène à l'air de sortir tout droit d'une boîte de nuit. Christian Zarifian l'a voulu ainsi. "Les lieux et les gens doivent être d'aujourd'hui". Adapter le Misanthrope au cinéma n'est pas une mince affaire. La pièce de Molière a été créée au XVI Ième siècle. "L'expérience est hasardeuse", reconnaît le cinéaste havrais. Rares sont les pièces de Molière qui ont fait l'objet d'un film. Et, "L'Avare" ou "Les Fourberies de Scapin" sont des comédies. "Le Misanthrope" est une pièce dramatique, autobiographique. Molière y tenait le rôle d'Alceste, un homme écœuré par le monde, son injustice et sa méchanceté. Christian Zarifian se définit lui-même comme un misanthrope. D'origine arménienne, il sait ce que le mot injustice signifie. C'est l'une des raisons pour lesquelles il a voulu tourner Le Misanthrope.
Jeux de gigogne
L'autre est "la beauté, la puissance et la vérité du texte". Le réalisateur a tenté de laisser tomber le système des alexandrins, trop compliqué. Il s'est finalement contenté de raccourcir le texte. La difficulté majeure de l'adaptation a été de "casser le jeu théâtral, de mettre moins de voix", explique Emmanuel, qui tient le rôle d'Alceste. Le travail a demandé près de six mois de répétition. D'autant qu'aucun des huit premiers rôles n'a d'expérience cinématographique. Ils viennent tous des milieux théâtraux du Havre. Difficulté supplémentaire, l'action du film se situe dans un milieu théâtral, un véritable jeu de gigognes auquel le cinéaste nous avait habitués avec Marat mort. Christian Zarifian aime évoluer entre réel et imaginaire.
Histoires d'amour éternelles
Le public le suivra-t-il sur ces chemins sinueux ? Le réalisateur en est persuadé. "Au bout de cinq minutes, les gens qui entreront dans la salle auront oublié les mots un peu démodés", assure-t-il. Les vers de Molière peuvent être enchanteurs. D'ailleurs, "les traits de caractère et l'histoire sont les mêmes qu'aujourd'hui", affirme Emmanuel. La nature humaine est immuable. Les histoires d'amour éternelles. La course aux subventions et aux financements l'est aussi. "Je passe 80% de mon temps à chercher de l'argent et je déteste ça". Pour ce film risqué, Christian Zarifian a dû beaucoup convaincre. "Je préfère ne pas en parler". On saura tout de même que France 3 Normandie (qui diffusera le film), le Centre National du cinéma et Les Films Seine-Océan (qu'il dirige) ont été les principaux bailleurs de fonds. Le film sortira en avant-première au Havre où il est entièrement tourné.
Bonne école
Ultime obstacle trouver les comédiens. Le producteur-réalisateur a tout simplement puisé dans le milieu théâtral havrais. Après un casting de deux mois et une centaine d'auditions, huit comédiens sont sortis du lot. "Ils devaient physiquement ressembler à l'idée que je me faisais des personnages et évidemment être de bons acteurs pour tenir un texte où l'on trouve des tirades de cinquante vers". Aujourd'hui après une semaine de tournage qui devrait en compter trois, les acteurs tiennent leur rôle. Au moins trois d'entre eux sont allés à bonne école. Ils sortent de l'Ecole de Théâtre du Havre qui a définitivement fermé ses portes en juin dernier.
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Christian Zarifian
Le Misanthrope (le film) est le résultat d’une série de choix préalables dont nous donnons ici les principaux. Et d’abord c’est un film. Jusqu’ici rien de bien étonnant. La question du passage du théâtre au cinéma, longtemps débattue, ne se pose plus avec la même acuité. Pour ce qui nous concerne, nous avons fait comme si elle n’existait pas, et nous nous sommes efforcés à la naïveté : un texte, des personnages, une caméra, et comment faire avec cela. Puis, la question des alexandrins. Ici, il faut bien reconnaître qu’il y avait une difficulté, mais elle n’était qu’apparente. Les comédiens ont répété si longtemps, ils se sont appropriés leur texte si totalement que l’alexandrin est devenu leur façon de parler, et que, le premier moment de surprise passé, le spectateur admet qu’il en soit ainsi sans réticence. Il en est même récompensé car les vers à douze pieds ont une musique bien à eux, très envoûtante, très obsédante, très tragédienne (nous reviendrons sur ce point). Autre question, peut-être : les comédiens sont très jeunes. Réponse : c’est de volonté délibérée. Je ne voulais pas qu’on puisse mettre la misanthropie d’Alceste sur le compte de l’âge, de l’amertume ou de la perte des illusions. Par ailleurs, comme nous allons le voir, cette jeunesse va tout à fait dans le sens souhaité. Enfin, l’Alceste de ce Misanthrope n’est pas aussi héroïque qu’on a l’habitude de le voir représenté. Ici aussi, bien sûr, il y a choix. Alceste est bien un homme que tout révolte : l’hypocrisie, l’injustice, la flatterie, le mensonge, les faux-semblants, la corruption déclenchent chez lui de saines colères, mais, à y regarder de plus près, on s’aperçoit que ce personnage si pur, si entier, si sincère, se comporte constamment de façon égocentrique, fait montre d’un orgueil démesuré, et va même jusqu’à indisposer ceux qui lui sont les plus proches par son intolérance et ses emportements boudeurs. Derrière chacune des colères d’Alceste, il y a de la bouderie. Derrière l’homme, il y a l’enfant. Notre misanthrope est un enfant qui refuse de se plier au monde, qui exige que ce soit le monde qui se plie à lui. Il est le centre de l’univers, mieux même ce dernier n’existe que par lui, il en est le créateur. Alceste est un enfant-dieu. De là découle le tragique du “Misan-thrope”. Ce à quoi nous assistons n’est pas tant l’histoire d’un homme adulte poussé par sa révolte à s’éloigner du monde, que la description - effrayante - de la crise traversée par un homme-enfant acharné à sa propre destruction. Alceste saisit le moindre prétexte pour répéter, ressasser - longuement - que ce monde n’est pas fait pour lui et pour s’en persuader. Mais tout est déjà joué dès les premières minutes, la tragédie - car il s’agit bien de cela - s’est mise en route et rien ne saurait l’arrêter. Ceci n’enlève rien à l’admiration que nous éprouvons pour ce rebelle. Au contraire, il n’en est que plus proche de nous, plus humain, plus moderne. La cohérence de son propos, la pertinence de ses attaques, la puissance de sa plainte, n’en sont nullement affectées. Cet enfant pétri d’idéaux nobles et chevaleresques - vertu, sincérité, honneur, équité - est perdu dans un monde en train de basculer dans le culte de la marchandise et de l’argent. Chaque mot, chaque phrase d’Alceste nous renvoie très directement à ce que nous sommes en train de vivre aujourd’hui. Alceste est notre frère.
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