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Moi j'dis qu'c'est bien - Un film de Christian Zarifian (1973 - 75 minutes)

 


  •  Pierre-Olivier Toulza, Cahiers du Cinéma - Jacques Grant, Combat - Alain Bergala, Le Monde diplomatique  •  
  •  Entretien avec Christian Zarifian, Cahiers du cinéma n°250   •  
  •  Entretien avec Christian Zarifian, La Nouvelle Critique n°95  •  

Cahiers du Cinéma; N°250, 1974


Moi j’dis qu’c’est bien est le dernier film produit par l'Unité Cinéma de la Maison de la Culture du Havre. Il s'ajoute à une liste de films déjà produits dans des conditions identiques, autour de Christian Zarifian (qui est, avec Vincent Pinel, responsable de l'Unité Cinéma), en collaboration avec un collectif de jeunes lycéens, jeunes travailleurs, ou jeunes chômeurs, habitant le quartier d'Aplemont, et regroupés au sein du CLEC (Centre de Loisirs et d'Echanges Culturels). Travail collectif dans l'élaboration du scénario, dans la mise en place des conditions de tournage, travail collectif dans le travail de montage : tout ceci fait partie d'une conception du cinéma qui nous est proche, et qu'il nous semble important de soutenir. D'autant que, en plus d'être un moment de plaisir, ce travail autour d'un film sur le "bonheur" peut très bien devenir un moment de lutte contre une autre conception du cinéma, une autre conception du travail culturel.

Entretien avec Christian Zarifian.

CAHIERS : Peux-tu nous faire l'historique de la production du film ?

C.Z. : Oui, mais avant je voudrais rappeler en quelques mots, pour les lecteurs qui ne connaissent pas notre travail, que ce film est le prolongement d'un travail entrepris depuis plus de cinq ans dans le cadre de l'Unité Cinéma de la Maison de la Culture du Havre, c'est-à-dire dans un secteur spécialisé qui produit des films, certes, mais qui également diffuse des films, anime des stages, réunit un groupe de travail permanent, édite une brochure mensuelle, provoque des débats publics, etc.
Le travail de réalisation de films fait donc partie d'un tout, centré sur le cinéma, et l'audio-visuel comme on dit !
Voici pour le contexte ; maintenant je vais essayer de faire l'historique de la réalisation de Moi j'dis qu'c'est bien, essentiellement du point de vue de la méthode ; car c'est un point de vue qui me semble essentiel dans ce cas.
Donc une demande s'exprime de la part d'un groupe d'adhérents du CLEC d'Aplemont (Centre culturel d'un quartier ouvrier du Havre), avec lesquels nous avons par ailleurs des rapports réguliers et, comme pour les films précédents, l'Unité Cinéma répond à cette demande.

1. Première phase : élaboration du scénario.

Une vingtaine d'usagers actifs du CLEC se réunissent le soir pendant trois mois, à raison d'une, deux, parfois trois réunions par semaine, de huit heures à minuit, pour écrire le scénario. Ce travail très abstrait n'a découragé personne, et le groupe n'a perdu aucun de ses membres en trois mois, au contraire !
Alors ces réunions, c'était quoi ? Au début, des réunions un peu informelles, où personne ne savait vraiment où on allait, où les idées fusaient, souvent contradictoires. Puis, peu à peu, le sujet se précisait, l'accord se faisait sur telle ou telle scène.
Dès la première réunion, pourtant, deux désirs très précis s'étaient exprimés : premièrement il fallait faire un film comique, et deuxièmement il fallait faire un film sur les problèmes actuels de la jeunesse. C'est un projet qui paraissait un peu une gageure au départ, parce qu'on était quelques-uns à avoir vu pas mal de films burlesques, comiques, et on se rendait compte que la plupart du temps, ça ne pouvait donner, à la limite, qu'un film anarchisant, un film destructeur.
Bon, on s'est dit : il faut tenir compte de la demande, tenir compte de ce mouvement contradictoire : faire un film comique et parler des problèmes actuels des jeunes. On va essayer de faire un film comique progressiste. On a donc travaillé sur des situations, des scènes que le groupe voulait tourner, et puis un jour le thème de la recherche du bonheur est apparu comme le meilleur fil conducteur possible.
Une précision importante sur la méthode de travail : déjà au niveau de l'écriture du scénario, il y a direction. Les idées exprimées de façon très dispersée par l'un ou par l'autre étaient systématiquement consignées par Philippe (l'animateur du CLEC) et par moi. Dans l'intervalle des réunions, on les rassemblait, on les systématisait, on essayait de les intégrer au scénario en chantier, puis à la réunion suivante ces idées étaient reproposées au groupe sous une forme plus élaborée, plus organisée. Bien souvent, ce travail de systématisation a été critiqué et il a fallu remanier jusqu'à ce que manifestement tout le monde, ou au moins une très forte majorité, soit d'accord.
Donc, préparation minutieuse du scénario, jusque dans les détails (les dialogues quant à eux ont pour la plupart été improvisés au tournage).
Trois mois de discussions sur tous les sujets abordés dans le film : le groupe a déjà beaucoup évolué, la révolte spontanée est devenue réfléchie à force de polémiques, d'engueulades..., sur le sens de telle ou telle scène.

2. Deuxième phase : le tournage

Le scénario est prêt, les décors et accessoires sont prêts, chacun a son rôle.
On a déjà fait quelques essais avec un magnétoscope pour les problèmes d'interprétation. Une équipe technique de professionnels et semi-professionnels, un peu tenus au courant de l'avancement du projet (là, on a encore des progrès à faire), vient se joindre à nous et le tournage commence.
Du point de vue strictement technique, rien à signaler, tout se passe bien. Les techniciens sont assez rapidement dans le coup, ils donnent leur avis, ils jouent des petits rôles.
Pour le comportement du groupe face à la caméra (et malgré mes craintes) jugez vous-mêmes ! L'improvisation sur les canevas préétablis devient la règle, car elle donne des résultats très supérieurs au travail d'interprétation plan par plan.
Le scénario est respecté dans ses grandes lignes, mais de nombreux changements de détail sont apportés sur le terrain, en fonction des circonstances et surtout de l'évolution du groupe.
Là encore il y a direction : les membres du groupe les plus actifs imposent une certaine discipline de travail, tiennent compte des demandes de modification. Vers la fin du tournage, ce problème de direction provoque des contradictions assez graves à l'intérieur du groupe ; certains parlent de dirigisme, de manipulation, c'est la crise... Tout est mélangé : rancœurs personnelles, problème de la direction, fatigue, etc. Après d'interminables débats, le problème est posé clairement, politiquement : faut-il oui ou non une direction ? Le tournage reprend malgré tout et se termine sans aucun départ, sans aucune défection.





3. Troisième phase : le montage

Là aussi, travail collectif : travail sur la table de montage par groupes de trois. ou quatre, plusieurs fois par semaine, et projections pour l'ensemble du groupe de toutes les phases successives du montage à peu près tous les quinze jours. Débats, critiques, à nouveau travail par groupes successifs sur la table de montage, tenant compte des critiques et suggestions, puis projection, etc.
Cette phase est la plus longue : elle dure six mois : certains "décrochent", d'autres se déclarent en désaccord, néanmoins la grande majorité tient jusqu'au bout.

4. Quatrième phase (imprévue) : la fin du film

Comme nous le disons et le montrons dans le film, le montage a fait apparaître les insuffisances de la conclusion initialement prévue, qui restait anarchisante. Quelqu'un a eu l'idée de profiter du passage de Colette Magny au Havre pour lui demander de tourner avec nous une scène supplémentaire qui pourrait s'appeler : "Sept mois plus tard".
Je sais que celle scène est très contestée, et je comprends dans une certaine mesure les réserves ou blocages qu'elle suscite. Pourtant elle est nécessaire pour les raisons suivantes :
- elle rend compte de l'évolution du groupe qui pose tout à fait autrement le problème du bonheur, qui abandonne la problématique bourgeoise (O.R.T.F.) du début et qui part de sa situation et de ses besoins réels;
- elle est l'inscription dans le film de la méthode de fabrication du film : les professionnels au service des amateurs ;
- son inachèvement, ses balbutiements sont à l'image de ce qu'il est possible de faire aujourd'hui en France dans ces conditions.

CAHIERS : Est-ce que tu peux théoriser la production de films que tu fais depuis plusieurs années maintenant au Havre, du point de vue du travail collectif et de la prise de conscience que ça entraîne ?

C.Z. : La première chose que je veux dire, c'est que ça ne me paraît pas être la seule façon de faire du cinéma. Je ne suis pas là pour faire la démonstration qu'il n'est plus concevable de faire du cinéma autrement ; je pense qu'il peut y avoir des cinéastes progressistes qui fassent des films selon des méthodes classiques avec un contenu progressiste. Ceci dit, je préfère de loin cette méthode que je trouve beaucoup plus riche et juste politiquement, je préfère le travail collectif. Sur quels principes ?
D'une part, éviter l'écueil de la "caméra au peuple" et l'illusion que, spontanément, le peuple peut faire, comme ça, des choses magnifiques, sans aucun apprentissage, sans aucune direction.
D'autre part, éviter l'autre écueil, qui serait que l'individu Zarifian ou autre, se serve d'un groupe pour faire passer des idées qui lui sont personnelles.
Donc, le travail collectif, depuis la première expérience, a toujours été conçu de la manière suivante : travailler avec un groupe, avec l'idée au départ que ce groupe a quelque chose à dire, mais que ce quelque chose à dire, ce n'est pas spontané, c'est-à-dire qu'il faut tout un travail de réflexion, de synthétisation, de coordination des idées exprimées pour qu'elles deviennent cohérentes. Et ça c'est le rôle propre des animateurs, du cinéaste qui se met au service du groupe.
C'est évidemment quelque chose de fondamentalement nouveau par rapport aux méthodes classiques, c'est-à-dire que là effectivement on part des besoins culturels du groupe et de ce qu'il a envie de dire. Alors effectivement ce n'est pas une méthode valable avec tous les groupes, on peut très bien tomber sur un groupe qui n'a rien à dire. Ce n'est pas une méthode qui est bonne en soi.
Et je pense donc que ça a donné des films - en se basant sur les premiers, parce que celui-là on ne l'a encore pas vraiment diffusé, - des films qui à mon avis sont radicalement différents de ce qu'on connaît, c'est-à-dire des films utilitaires, des films qui ne peuvent être projetés et qui n'ont d'effets positifs que dans des milieux comparables à ceux dans lesquels ils ont été faits.
Par exemple, un film fait avec des jeunes travailleurs, le premier qu'on a fait (On voit bien qu'c'est pas toi), projeté dans un milieu petit-bourgeois, c'est catastrophique, c'est vraiment le mépris qui se développe de la part des spectateurs.
Inversement, le deuxième film qui a été fait avec des lycéennes, projeté devant des jeunes travailleurs, ça donne : oui, c'est des petites-bourgeoises pleines de fantasmes...
Par contre, projetés dans des milieux comparables, ces films donnent lieu à des débats très intéressants, parce qu'il y a un effet de reconnaissance qui joue.
Alors, c'est pour ça que je dis que ce sont des films utilitaires.
Celui-là, il est peut-être plus ambitieux : les premiers, ils devaient être obligatoirement accompagnés d'un débat parce que ce sont des films inachevés. Celui-là aussi, c'est un film inachevé en grande partie, mais enfin il dit beaucoup de choses à lui tout seul, et de façon explicite.
Donc, je pense que, dans une certaine mesure, il pourra être lâché dans la nature, au moins dans certains cas, quoiqu'on souhaite l'accompagner au maximum. Mais je ne crois pas que ce soit aussi nécessaire que pour les autres.





CAHIERS : Quelles autres différences vois-tu avec les films précédents ?

C.Z. : Eh bien d'abord que celui-ci, dans une certaine mesure, joue le jeu de la narration, raconte une histoire ; l'histoire d'un groupe qui prend conscience. C'est aujourd'hui une des histoires les plus passionnantes qu'on puisse raconter, et en plus, dans le cas précis, ce n'est pas une fiction.
Ensuite, nous nous sommes acharnés à faire un film populaire, c'est-à-dire un film qui utilise non seulement les idées mais aussi les formes culturelles du groupe : langage, comportement, jeu... Dans la vie réelle, les jeunes travailleurs sont très souvent en représentation, ils donnent d'eux-mêmes une image déjà mise en forme, déjà travaillée. L'autre jour, après une projection, quelqu'un nous disait qu'on avait fait du Guy Lux sur des idées de gauche : on s'attend à ce genre de réactions qui manifestent un mépris complet du peuple ; ces gens sont tout juste bons à s'extasier devant un film qui leur donne à voir le peuple comme objet, avec ses aspects délicieusement folkloriques, mais que des jeunes travailleurs deviennent sujets, là rien ne va plus ! Où allons-nous ? Que deviennent les intellectuels et leur spécificité ? que devient la division du travail ?
Un film populaire, donc, et les projections que nous avons faites dans des milieux d'origine ouvrière ou paysanne (projections qui ont provoqué un grand enthousiasme) nous prouvent que nous avons en grande partie réussi. Pourtant je ne pourrais pas te dire pourquoi, je ne peux pas le théoriser vraiment. Ce qui est sûr, c'est que je suis en complet désaccord avec ceux qui pensent que l'idéologie dominante domine complètement. C'est archifaux ! Il y a dans la jeunesse un énorme mouvement de révolte contre l'idéologie bourgeoise, et si les intellectuels voulaient bien enquêter un peu, ils verraient que ce mouvement de révolte, malgré sa confusion, produit des effets et des modèles positifs. Une alternative positive : spontanéité, collectivisme, etc.
Un mot pour terminer, à l'intention de ceux qui ne manqueront pas de taxer notre film d'idéologisme et de lui reprocher de ne pas montrer les masses en lutte au cours d'une grève ou d'une manif, ou dans des phases les plus aiguës de la lutte des classes ! Comme si la lutte des classes se réduisait à ça, comme si elle n'était pas quotidienne, dans l'usine, à l'école, mais aussi au-dehors, dans les rapports familiaux, avec des copains, dans les conceptions antagonistes de la vie ! La classe ouvrière ne doit pas être un simple objet de figuration dans des luttes exemplaires ou paroxystiques, elle a aussi une vie quotidienne !