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Moi j'dis qu'c'est bien - Un film de Christian Zarifian (1973 - 75 minutes)

 


  •  Pierre-Olivier Toulza, Cahiers du Cinéma - Jacques Grant, Combat - Alain Bergala, Le Monde diplomatique  •  
  •  Entretien avec Christian Zarifian, Cahiers du cinéma n°250  •  
  •  Entretien avec Christian Zarifian, La Nouvelle Critique n°95  •  

La Nouvelle Critique N°95, Juin-Juillet 1976


Moi, j'dis qu'c'est bien, l'travail collectif

Entretien entre Noel Burch, Jean-André Fieschi, Jean-Patrick Lebel, Vincent Pinel et Christian Zarifian sur l'Unité cinéma de la Maison de la Culture du Havre

Cet entretien porte sur le travail de l'Unité Cinéma de la Maison de la Culture du Havre, unité animée par Christian Zarifian et Vincent Pinel. Son originalité consiste en la production de films dont la conception et la réalisation sont entièrement prises en charge par des groupes de jeunes travailleurs ou de lycéens de la région sous la direction et avec le concours technique de Pinel et Zarifian. C'est ainsi qu'ont été réalisés On voit bien qu'c'est pas toi, en 1969, par un groupe de membres des foyers de jeunes travailleurs Louis-Blanc et d'Aplemont ; A suivre, en 1970, par une classe de lycéennes du lycée Claude-Monet au Havre; H, en 1973, par des adhérents du Centre de loisirs, d'éducation et de culture (C. L. E. C.) de Soquence ; Moi j'dis qu'c'est bien, en 1974, par un groupe d'adhérents du C. L. E. C. d'Aplemont. Faits en dehors des conditions habituelles du cinéma aujourd'hui, échappant à ses normes, à ses finalités et à sa fonction, ces films permettent de poser à partir d'objets concrets un certain nombre de problèmes qui alimentent de nombreux débats à droite et à gauche : la création collective, le film de commande, le problème du référent, l'insertion sociale du cinéma, le problème des conditions de production d'un film aujourd'hui, les rapports entre professionnels et non-professionnels, etc. Cette action a été rendue possible par l'existence et l'utilisation intense d'un outil professionnel adapté (l'ensemble des services administratifs, techniques et d'animation de la Maison de la Culture du Havre comprend une quarantaine de salariés permanents) et par la grande vitalité des associations locales structurées dans une ville dont la municipalité d'union démocratique encourage les efforts.

Travail collectif

Christian Zarifian : Il faut que je vous dise en deux mots comment ça se passe : quand on a affaire à un groupe, en général c'est un groupe qui, au départ, a un niveau de conscience pratiquement nul, à part un, deux ou trois éléments. Et alors, qu'est-ce qu'on fait ? On se réunit pendant plusieurs mois à raison d'une réunion par semaine autour d'une table et, après avoir vaguement décidé du sujet du film, on discute de tout, on plaisante, on parle de n'importe quoi et du film en particulier. Peu à peu, le film apparaît, se construit. Moi, de temps en temps, je fais un résumé, je le soumets au groupe, on me dit Non, non, c'est pas ça ... c'est ça et c'est ça ... Et on arrive à la veille du tournage avec un projet plus ou moins élaboré, plus ou moins détaillé selon les cas.
Pendant la préparation d'un film, quand on est un groupe comme ça et qu'on discute de trucs divers, la famille, le bonheur, je ne sais pas... la sexualité, l'argent, etc., il va de soi qu'on a des idées et qu'on essaie de convaincre les autres. Quand on voit que l'idée qu'on a, soi, ne passe pas, on laisse tomber. En fait, le plus important c'est de laisser... souvent de faire discuter le groupe, ce qui, en général, se passe sans aucun problème et à partir de ce qui se discute dans le groupe, on fait une synthèse, si tu veux c'est un peu comme dans un syndicat. Un secrétaire syndical, il sent le climat, il va consulter les uns et les autres, il essaie de sentir quand ça accroche. Ce n'est pas forcément ce que les gens disent qui est le besoin réel, et là il y a un fait très important, je ne sais pas si je me fais bien comprendre, mais ce qui est dit dans les réunions n'est pas forcément le désir réel du groupe. Alors justement, c'est le problème de l'animateur d'arriver à flairer, à capter un mot, une phrase, un chahut, des fois un silence - tout ca paraît idéaliste, mais je ne sais pas le dire autrement -, d'arriver à piger quel est le désir réel du groupe, et s'il croit l'avoir trouvé, il le propose au groupe. A ce moment-là deux hypothèses : soit une approbation mitigée du style : « Ouais, ouais! » parce qu'on te fait confiance : là c'est le bide, on passe à autre chose; soit tu sens que dans le groupe ça accroche vraiment, tu sens que ça passe, que c'est « ça », tu ne peux pas te tromper... C'est con, parce que je le dis en termes psychologiques, mais c'est comme ça que c'est vécu. Tu vois, tu trouves une idée tout à coup qui résume, condense, exprime ce qui est sous-jacent dans la discussion depuis deux heures et qui n'arrivait pas à sortir. Tout à coup, c'est ça, tout le monde tombe d'accord sans problème. Evidemment, l'animateur n'a pas le monopole de l'idée juste, souvent c'est quelqu'un du groupe qui propose la situation, la scène ou le gag qui fait « tilt » pour tout le monde. On n'a plus qu'à prendre en notes.
Le dernier film, Moi j'dis qu'c'est bien, correspond tout à fait, absolument tout à fait, à ce que les jeunes, consciemment, voulaient faire. Il correspond tout à fait à ce que moi je pensais qu'il fallait qu'ils fassent, à la représentation qu'ils devaient donner d'eux-mêmes, en délaissant les codes dominants. Le problème n'était pas seulement du côté de la signification - révolte, dérision, critique des modèles actuels du bonheur -, mais le problème c'était comment le dire. Et effectivement, à chaque fois et pour chaque scène, il y avait une façon différente de le dire, sinon ça ne correspondait pas non plus à leurs besoins. Ceci dit, en plus, certainement, il y a un apport personnel, mais ce n'est pas important. C'est ma formation culturelle à moi qui...

Jean-Patrick Lebel : Justement, attends... Contrairement à toi, je crois que c'est très important, mais pas du tout de manière négative. Je ne cherche pas à culpabiliser ton intervention.

Christian Zarifian : Je me défends parce qu'on m'a souvent accusé de manipulation.

Jean-Patrick Lebel : Oui, mais sur un mode moralisateur ! Nous, ce n'est pas là-dessus. Nous aussi on a fait un certain nombre d'expériences de travail collectif et si l'on sent que votre dernier film est plus abouti que les autres, c'est qu'il apparaît qu'au fur et à mesure qu'on avance il y a plus grande maîtrise de ce travail collectif : à la fois une plus grande capacité du groupe à exprimer ce qu'il a envie de faire et à en trouver les moyens, mais aussi, de ta part, une plus grande capacité à faire surgir les besoins, les problèmes, à trouver et à suggérer les moyens cinématographiques pour le faire ... C'est ça qui nous paraît positif dans ce type d'expériences de travail collectif. C'est pas que, toi, tu les aies manipulés, mais c'est que tu aies été capable - compte tenu de ta formation cinématographique, professionnelle et culturelle, de ton expérience et de ta volonté de le faire - non seulement d'aider à faire surgir ce qu'ils avaient envie de dire, mais surtout de trouver les moyens pour que ça prenne forme cinématographique, sans que cela cesse pour autant de venir d'eux. C'est là où l'on touche à la façon dont peut fonctionner réellement, dans des conditions concrètes, culturellement concrètes, un collectif. Finalement, les problèmes que l'on rencontre, nous à Uni/Ci/Té, sont analogues à un autre niveau, à un niveau d'expression politique : pourquoi faire un film, pour qui, comment le faire ... Les moyens à utiliser, bon... Et cette capacité-là, n'importe qui ne peut pas l'avoir, ça tient à ton expérience, à ta formation cinématographique, à ta réflexion sur ces formes de travail, etc.

Jean-André Fieschi : La fausse problématique, ici, c'est le nom de l'auteur, c'est : Est-ce un film de Zarifian ? Est-ce un film d'auteur ?

Jean-Patrick Lebel : Oui, de ça, on s'en fout.

Jean-André Fieschi : C'est une fausse problématique, celle de la signature, dans la mesure où elle est ici passablement réductrice. On se trouve en effet devant des objets (ces films), où circule et où se cristallise l'imaginaire d'un groupe. On assiste à quelque chose de très émouvant, de très tonique, et de très nouveau, où des personnages existent très fort : ce sont à la fois des personnages réels (dont l'ancrage social est donné comme déterminant) et des personnages de fiction. Mais c'est de leur propre fiction qu'il s'agit, c'est cela qui se découvre, s'invente, se conteste dans le cours du film : alors, l'Auteur, le Metteur en scène, il est bien clair que par rapport à une conception dominante de la dramaturgie, il n'existe pas ici. Et je comprends l'irritation de Zarifian devant l'idée qu'il serait, lui, le manipulateur caché, comme le vrai (et seul) propriétaire du sens. Il n'en reste pas moins qu'il occupe une fonction déterminante, et qu'il s'agit d'interroger au plus serré, même si aucun nom n'est vraiment satisfaisant pour la désigner. Et cette fonction a notamment pour effet de mettre en crise, de mettre à la question, à la fois concrètement et théoriquement, l'articulation de l'individuel et du collectif dans tout travail de ce genre comme, par extension, dans tout travail de représentation. Ces films posent des problèmes dont on ne peut se débarrasser par des pirouettes, et nulle étiquette toute faite ne leur convient. Ce qui est sûr, c'est que ce sont de vrais films, et que comme tels ils interrogent à leur façon la masse indifférenciée des films de consommation courante.
Christian, tu devrais être le premier à te foutre, à la limite, de savoir si ce sont ou non des films de Zarifian, ce que tu es à la fois bien placé et très mal placé pour évaluer.

Christian Zarifian : Evidemment que je m'en fous. Mais j'ai affaire tous les jours à des spontanéistes du genre "la caméra au peuple " - ça a tendance à disparaître en ce moment -, soit à des gens qui ne croient pas à la possibilité d'un travail réellement collectif. Alors comment convaincre ou combattre les uns et les autres ? Comment faire comprendre que la contradiction cinéaste-collectif peut facilement - avec un peu de travail et de conviction - être résolue, en évitant le libéralisme et le dirigisme ? Finalement, notre solution c'est de pratiquer une direction démocratique, en nous appuyant sur les éléments les plus actifs et les plus conscients d'un groupe, mais sans jamais nous couper des autres, et en pratiquant un incessant système d'aller-et-retour comme je l'ai expliqué : quelqu'un propose, son idée est refusée, corrigée ou acceptée sans réserve et je coordonne ce travail en y investissant bien sûr beaucoup, c'est normal et souhaitable.

Jean-Patrick Lebel : Par rapport à ce rôle de l'animateur, dans la pratique concrète, dans l'expérience que tu as, qu'est-ce qui est le plus important ? Est-ce que ça consiste principalement à faire apparaître au niveau conscient un type, non pas de revendications, mais d'idées qui, sans cela, resteraient inexprimées dans le groupe, ou est-ce que c'est principalement au niveau de la mise en scène de ces idées, c'est-à-dire la capacité à donner une forme cinématographique à quelque chose de simplement ressenti, ou est-ce que les deux sont toujours organiquement liés ?

Christian Zarifian : Il n'y a pas de règle générale. Des fois la scène arrive toute cuite, forme et contenu, sur la table. Des fois, le plus souvent, l'accord se fait sur le contenu d'une scène. Bon, prenons un exemple : la fameuse scène du hippie qui choque beaucoup de spectateurs. D'abord le "hippisme ", la fuite a été retenue dans le catalogue des moyens supposés pour trouver le bonheur. Conflit dans le groupe, car certains y croyaient, au voyage. On cause, on cause, et finalement on décide de montrer le hippie de façon critique. Ensuite on creuse le sujet et on aboutit à deux idées directrices : partir, c'est tourner en rond, c'est retrouver la même chose, et si on insiste, au bout c'est la mort physique, morale, sociale. A partir de là, le travail était facile. Les idées de mise en forme étaient déjà là : tourner en rond, se dessécher. Le reste, le tournage, allait pratiquement de soi. Enfin, troisième possibilité, qui est arrivée souvent, dans tous les films, quelqu'un avait l'idée d'une situation, parfois même seulement d'une image, ça accrochait, et on cherchait qu'est-ce que ça pourrait vouloir dire, qu'est-ce qu'on pourrait en faire dans le film ? Exemple : la scène de la piscine, l'idée est venue un jour où on parlait du sport, ça a fait marrer tout le monde d'imaginer des gars qui plongent et ne réapparaissent pas sans qu'on sache très bien pourquoi, enfin, si, on savait pourquoi, c'est parce qu'il y avait l'effet gag, l'effet surprise, mais ce n'était pas suffisant. Alors on a rajouté le plan final à cette scène (je ne vais pas raconter le film) et ça fonctionne très bien. Je ne sais pas comment répondre plus complètement à ta question. Disons que mon travail, principalement, était la mise à jour, l'accouchement dirait Vincent, la maïeutique... de ce que les mecs avaient envie de dire, tant sur le contenu que sur la forme. A part que pour la forme, c'est moins facile : les jeunes travailleurs, ouvriers, même s'ils subissent l'idéologie dominante, ont des codes (et notamment un langage parlé) qui leur appartiennent et qu'il fallait absolument utiliser. J'insiste là-dessus : le cinéaste n'est pas le seul à avoir des codes.
En plus, au niveau du montage du film, malgré tout ce que je sais du cinéma, à plusieurs reprises je me suis rendu compte que c'étaient eux qui avaient raison..., enfin ceux qui étaient là, autour de moi, qui disaient : « Ça, ça ne va pas », alors que moi j'étais enthousiasmé depuis que j'avais eu cette idée-là... « Regarde ça, c'est vachement chouette, avec celle-là après, ça veut dire telle chose... » Et les gars disaient : « Non, c'est pas vrai, nous on pense ... » Et c'est arrivé constamment, ça. C'est pas du fantasme. C'est qu'à mon avis les gens avec lesquels j'ai travaillé ont des qualités créatrices fantastiques... Moi je ne suis pas le maître qui va imaginer des images à leur place, dire les idées à leur place, va jouer à leur place... Et que les jeunes que tu vois dans le film Moi j'dis qu'c'est bien, je les trouve extraordinaires pour des gens qui ne sont jamais passés devant une caméra, la façon dont ils se comportent, dont ils imaginent, dont ils manient le langage, les gestes et tout... C'est vraiment des types qui ont des qualités de comédien, pas innées parce que c'est con de dire « inné », culturelles donc, mais qui leur appartiennent en propre, dont ils jouent tous les jours dans leurs rapports, dans leur foyer, dans leur travail.

Jean-Patrick Lebel : Je suis tout à fait disposé à croire que, à la table de montage, ils auraient eu des idées plus efficaces que celles que tu pouvais avoir, plus justes, plus en rapport avec ce qu'il fallait faire, etc., et que, là, il y a eu réellement travail collectif productif. Ce que je voulais dire tout à l'heure, ça n'était pas que tu arrivais comme un manipulateur au niveau du montage ... Simplement, je sais que s'il n'y avait pas Zarifian, personnage concret, existant, ayant une certaine réflexion et une certaine formation culturelles, une certaine réflexion et une certaine formation cinématographiques, une certaine conviction de la nécessité de ce type de travail et ayant la pratique de ce travail (parce qu'on revient toujours à ça, à la pratique), avec tout ce que cela implique, la pratique cinématographique au sens non pas de la seule pratique du technicien, ce qui est limitatif, mais à la fois de la pratique du travail de groupe, de la pratique technique et de la pratique du langage cinématographique, s'il n'y avait pas Zarifian - ou n'importe qui d'autre, peu importe - jouant ce rôle, ce travail collectif n'existerait pas. Je ne mets donc pas en cause le caractère collectif du travail, je dis que, dans le collectif, s'il n'y a pas quelqu'un qui joue un rôle spécifique, qui est celui que tu as joué, il n'est pas aussi productif.

Christian Zarifian : Je suis complètement d'accord avec toi.

Jean-André Fieschi : La fonction qui est assignée en général à l'auteur pour la fabrication de ce genre d'objet (et justement, c'en est un autre) change. La fonction n'est plus du tout la même.

Christian Zarifian : Oui, c'est le passage de l'auteur à l'animateur.

Jean-André Fieschi : Ce mode de travail n'évacue nullement l'importance du sujet qui, dans un autre système, était l'auteur : mais il le déplace radicalement. Il ne s'agit pas ici d'aboutir à un contrôle académique des signes, à une maîtrise bien répertoriée des effets dramaturgiques, ce n'est plus du tout de ça qu'il est question. Mais là où la maîtrise se retrouve (même si on la nomme autrement), c'est dans le dispositif mis en place, c'est dans les méthodes de travail, c'est dans le rapport d'aiguillon au groupe, c'est dans la façon de prendre en compte les effets toujours complexes du groupe, de les faire travailler, de les rendre productifs, de s'impliquer soi-même (en étant à la fois dehors/dedans)...

Christian Zarifian : D'abord, je voudrais dire que le terme « animateur » n'a pas du tout pour moi le sens du gars qui se pointe, qui arbitre, qui distribue « démocratiquement » la parole soi-disant, c'est-à-dire en fait essaie désespérément de gommer les contradictions. Le sujet, comme tu dis, il est bien là, il est partie prenante. Ce qui est autrement important à souligner, c'est que le travail collectif sur un film n'est pas une panacée en soi, c'est complètement dépendant, d'une part, du groupe avec lequel tu travailles ; d'autre part, de la façon dont tu travailles avec le groupe en question. Ce qui nous fait peur, si ce genre d'expérience se généralisait un jour en France, c'est soit l'excès de libéralisme, auquel cas on aboutirait à des produits pas forcément très intéressants ; soit, alors carrément, la manipulation. Et ça, on en a très très peur. Tu vois, des gens qui tâcheraient de faire leurs films à travers des groupes les manipuleraient complètement, les terroriseraient, etc. C'est délicat comme méthode. Tu marches sur une corde raide. Au niveau du tournage, du montage, c'est à tous les niveaux comme ça, c'est vraiment dur... Enfin, c'est un truc qu'il faut apprendre, c'est un truc que les cinéastes devraient apprendre, si tu veux... Je crois que fondamentalement, ce que montrent ces films, ce qu'ils prouvent, c'est l'existence d'une culture au sens large dominée, embryonnaire, potentielle. Le rôle des artistes ou intellectuels disons progressistes devrait être d'aider à son apparition - bien entendu, cette culture n'existe pas toute faite, elle doit se constituer en lutte contre - et à - sa popularisation.





Politique et social

Christian Zarifian : Daquin voulait nous envoyer des stagiaires, des stagiaires de troisième année qui finissaient donc l'I. D. H. E. C.. Il n'en a trouvé aucun que ça intéressait de venir en province avec des groupes. Ça ne les intéresse pas les mecs. Ce qu'ils veulent, c'est faire leur film à eux.
C'est mon plus profond désir que ce genre de truc se répète ailleurs, qu'on puisse échanger, qu'on puisse travailler, qu'on puisse diffuser ce genre de truc, mais malheureusement, actuellement, ça reste une expérience isolée.

Noel Burch : Oui, mais en rêvant...

Christian Zarifian : En rêvant, j'imagine très bien que des cinéastes, sortant de n'importe où, je m'en fous, de l'I.D.H.E.C., de l'E. T. P. C., de n'importe où, que ces mecs-là ils se mettent au service de groupes d'amateurs, c'est ça que je voudrais, si tu veux, en rêvant, c'est ça, je pense... Je pense qu'il y a une potentialité absolument énorme du point de vue formel, du point de vue de fond... Des possibilités fantastiques dans la population française, en particulier chez les jeunes ouvriers, les ouvriers plus âgés, et que ces potentialités-là devraient pouvoir être mises en œuvre par ceux qui maîtrisent une technique capable d'animer un groupe, de faire venir au jour des idées, je sais pas... des scènes que les gars imaginent ou qu'ils connaissent ou qu'ils voudraient connaître... A mon avis, il y a là un travail fabuleux à faire, un champ fabuleux qui s'ouvre pour les cinéastes. Malheureusement, à l'heure qu'il est, je ne connais personne qui fasse ce travail-là. Enfin, qui le fasse de façon prolongée, c'est-à-dire qu'on connaît beaucoup, effectivement, de cinéastes qui vont voir des gens qu'ils interviewent, qui recueillent des informations et tout sur leur vie, mais travailler avec eux, avec leur imaginaire à eux, avec leur problématique à eux, moi je n'en connais pas... Je ne sais pas si vous en connaissez... Marx disait, je crois bien, que dans une société communiste, il n'y a pas de peintres, il y a tout au plus des gens qui, entre autres, font de la peinture. Comment est-ce qu'on voit ça ? On voit ça effectivement d'une façon utopique, dans une société où travail manuel et travail intellectuel ne sont plus complètement antagonistes, comme ils le sont actuellement, mais où, d'autre part, il n'y a plus de parcellisation des taches et de découpage du temps. C'est-à-dire où quelqu'un, dans la journée, peut peindre, peut bosser manuellement, peut bosser intellectuellement, peut bosser à ceci ou à cela... Et c'est effectivement dans ce sens-là que tout notre travail s'oriente. Politiquement, c'est ça qu'on vise... Alors, ça a quelque chose maintenant de complètement fantasmagorique, utopique et tout, surtout dans notre milieu où la notion de créateur, d'œuvre, etc., reste extrêmement prégnante, mais on se bat pour ça vraiment tous les jours.

Jean-Patrick Lebel : Pour que des expériences comme celle-ci se généralisent, il faut qu'il y ait d'autres changements, qu'il se crée une dynamique, un cadre social et politique dans lesquels les entreprises collectives de cette sorte aient un sens qui les dépasse, qu'elles soient clairement articulées à une situation sociale et à une fonction sociale précises. Je crois qu'il faut vraiment dénoncer - et je ne pense pas que vous en soyez dupes, mais ça pourrait sembler être le cas la tentation réformiste, à savoir qu'au fond il suffirait qu'il y ait un Zarifian à Amiens, un Zarifian à Genoble, un Zarifian ailleurs... pour que, finalement, une municipalité de bonne volonté, ou démocratique, ou social-démocrate, puisse s'y mettre, que ça pourrait fleurir partout du jour au lendemain. Le fait que votre cas soit tout à fait exceptionnel, ça signifie quelque chose aussi, ça.

Christian Zarifian : D'accord évidemment pour la nécessité du changement de cadre social et politique, mais en attendant on n'est pas obligé de se croiser les bras. Ne tire pas trop vite des conclusions du fait que ça reste une expérience isolée, c'est peut-être que ce n'est pas admissible pour le moment de faire des films ni "spectaculaires ", ni militants..., ni "spontex", ni films d'auteur, autrement dit sans valeur d'échange.

Vincent Pinel : Je crois d'ailleurs que ça tient à pas grand-chose, mais finalement, qu'est-ce qui s'est passé ici ? Il y avait les conditions objectives, si tu veux, les conditions politiques. Puis il y a eu aussi le fait que Christian est cinéaste de formation, ce qui est exceptionnel dans une Maison de la culture. Comme moi je l'étais aussi... Bon... Il y a eu cette rencontre qui a permis de franchir un pas, et qu'on ne trouve pas dans d'autres baraques... Tu comprends, dans les autres baraques, ce sont des gens qui ont d'autres formations. Mais, à partir du moment où il y aura sur ces questions des gens sortant de l'I. D. H. E. C. ou d'autres écoles de cinéma, qui se consacreront à cette tâche, qui s'intéresseront à ça, d'autres expériences sont possibles. C'est pas des trucs très chers, ce ne sont pas des entreprises ruineuses.

Christian Zarifian : Ça coûte pas cher, les films qu'on fait, c'est important de le savoir : le premier (On voit bien qu'c'est pas toi) a coûté à peine un million d'anciens francs, le deuxième (A suivre) un million trois, et le dernier - le plus cher - entre trois et quatre millions. Je ne compte pas nos salaires, mais je compte celui de l'opérateur, qui est extérieur à la Maison de la Culture.

Jean-Patrick Lebel : A mon avis, la question politique que ça pose aujourd'hui - et à moyen terme - c'est d'abord d'imposer la reconnaissance de l'importance sociale, de l'utilité sociale, de ce genre de cinéma et de ce genre de pratique ; c'est-à-dire un cinéma dont la fonction principale n'est pas une fonction de spectacle (qui est l'actuelle fonction dominante). Ce n'est peut-être pas le problème principal en matière de politique culturelle, mais c'est un problème qui intervient dans le cadre du développement d'une société démocratique qui se prépare pour le socialisme, c'est un des problèmes auxquels on aura à faire face dans le cadre d'une révolution culturelle.

La dimension pédagogique

Noel Burch : Est-ce que tu as des indices à l'issue de n'importe laquelle de ces expériences qu'il y ait eu un effet de modification de la façon dont ces jeunes lisent les films, voient les films ?

Christian Zarifian : Alors là c'est fantastique, c'est absolument évident. La pratique, c'est la base. On travaille avec des moyens très simples, mais le simple fait d'avoir fait un film, d'avoir regardé dans la caméra, d'avoir répété une scène, d'avoir arrêté la caméra pour changer de plan, fait le "clap", etc., d'avoir surveillé le montage et tout... ensuite, absolument immanquablement, ils s'en souviennent quand ils vont voir un film. Alors, l'effet de réel au sens le plus négatif du terme ne joue plus du tout, c'est-à-dire qu'ils sont très conscients qu'un film, c'est quelque chose qui est fabriqué, qui dit quelque chose... Et alors, là, c'est fulgurant, c'est énorme.
D'ailleurs, au début de A suivre, on a mis une phrase d'une fille qui dit: "C'est vrai, maintenant quand je vais au ciné, je vois plus pareil." Bon! Cette phrase a été enregistrée à la fin du montage en même temps que d'autres et on l'a mise dans le film parce que c'était un des résultats de la fabrication du film. Bien qu'on ait toujours employé une équipe professionnelle ou semi-professionnelle de façon à avoir un résultat à peu près potable du point de vue technique, si tu veux, on a toujours systématiquement essayé d'intéresser les gars aux problèmes techniques. Simplement, on ne faisait pas de cours avant le tournage, on s'intéressait exclusivement aux questions d'écriture, de fabrication de scénario... Qu'est-ce qu'on va montrer à ce moment-là et après ? qu'est-ce qu'on montre, et après ?...
Les techniciens qui sont là ont l'habitude de travailler dans ces conditions, ce sont toujours les mêmes. Ils savent qu'ils ont affaire à des gens qui n'ont jamais vu ni caméra, ni magnétophone, et ils leur font essayer, ils leur font choisir les cadrages... ce qui fait que, au bout du compte, lorsque le film est terminé, eh bien, les gars, ils savent comment se tourne un film de A jusqu'à Z.
Mais au départ, notre projet n'est pas du tout de former des cinéastes. C'est pas du tout ça. Or, il se trouve que certains d'entre eux, à la suite de ça, ont eu vraiment envie de faire du cinéma. Et puis alors... comment ?

Vincent Pinel : Le risque très grand, là, est qu'on en arrive à fétichiser le matériel, la technique ... C'est pour ça que, dès le le début, on se consacre plutôt aux problèmes d'écriture, c'est-à-dire à la visualisation de ce que les gars imaginent, de ce qu'ils pensent, mais en évitant au maximum les problèmes techniques... Pas tout à fait au niveau de la réalisation : alors, à ce moment-là, concrètement, d'une façon très concrète, ils peuvent voir un cadre, surveiller un plan... les gars peuvent toujours contrôler, donner leur sentiment au niveau du cadre, par exemple.

Jean-Patrick Lebel : Oui, mais est-ce que ça implique qu'ils prennent conscience concrètement d'un minimum des effets de sens que ça va créer ? Certes, il y a un certain nombre de processus techniques qu'ils ne peuvent pas contrôler parce qu'ils ne peuvent pas les connaître (au niveau de l'exposition de l'image, par exemple, ou de comment se fabrique réellement un son), mais s'ils écoutent ce qu'on entend par le truchement du micro quand le micro est placé d'une certaine façon, ou s'ils regardent dans l'œilleton pour savoir quel cadre ça fait quand la caméra est placée d'une certaine façon et pour pouvoir comparer ce cadre avec l'image qu'ils verront ensuite en projection, etc., c'est en faisant des choses comme ça qu'ils auront la possibilité concrète de contrôler les effets que ça va produire par rapport aux intentions qu'ils avaient.

Christian Zarifian : Oui, là c'est moins évident. Il y a ce que je disais tout à l'heure, le sentiment que le cinéma ce n'est pas "naturel", mais en ce qui concerne la production du sens, bon, si on parle des films que eux ont tourné, pas de problème, comme je l'ai expliqué le résultat correspond aux intentions, mais deux choses : d'abord la production du sens dans ces films est volontairement très simple, même si après coup Untel ou Untel y trouve un sens caché, ensuite il y a le fait que dans les groupes une majorité fonctionnait uniquement par approbation : « Oui, oui, c'est ça, comme ça c'est bien », ou par refus : « Non, ça, ça va pas », sans pouvoir expliquer pourquoi; il n'y a qu'une minorité qui parlait, qui verbalisait, qui débattait sans cesse du sens. Alors vraiment je ne peux pas conclure, parce que ce serait démagogique de dire que tout le monde était complètement dans le coup, mais ce serait faux de dire que ceux qui parlaient le plus étaient les plus conscients. C'est plus compliqué.
Pour Moi j'dis qu'c'est bien, le bilan est beaucoup plus positif, parce que les conditions étaient idéales et que la méthode avait disons progressé. Là, il y a eu une participation très massive à toutes les étapes de la réalisation : projet, tournage, montage; pendant près d'un an une grosse majorité du groupe a suivi pas à pas la fabrication du film. La production du sens a donc été collectivement élaborée de bout en bout, y compris dans des effets un peu subtils qu'on expliquait et dont on débattait.

Jean-André Fieschi : Il me semble que ce qu'il y a de fondamentalement pédagogique là-dedans, c'est ce qui concerne l'apprentissage du regard critique, à travers une pratique. Et un tel apprentissage a bien d'autres enjeux que purement cinéphiliques : on se rend compte par là, concrètement, que tout message est fabriqué, qu'il peut donc se "démonter", être rapporté à certaines finalités, certains intérêts, etc. On ne regarde plus les choses de la même façon, après, et pas seulement les films, ni la télévision...

Jean-Patrick Lebel : C'est la nature même du langage cinématographique de faire appel en fait à une codification multiple. Si tu veux "lire" ça, ça t'oblige à "lire" le reste.

Christian Zarifian : C'est là que c'est intéressant de dire que, former des gens au langage cinématographique, à la lecture critique des films, c'est en même temps les former à la lecture critique de tout autre chose, C'est là où c'est passionnant...
C'est un effet massif et très fort de Moi j'dis qu'c'est bien : ça a très fortement politisé au sens large les gens qui l'ont fait, en tout cas dans le domaine idéologique en général, et, dans pas mal de cas, bien au-delà.

Jean-Patrick Lebel : A part ça, je trouve que tout cela pose un problème politique par rapport à une politique culturelle en matière de cinéma et d'enseignement du cinéma. Regarde, aujourd'hui, qu'est-ce que tu constates ? Sauf dans quelques facultés, ou quelques endroits comme ici, tu as inflation de la manie cinéphilique pour étudiants et intellectuels. On développe une culture cinématographique basée sur la consommation culturelle, qui est purement accumulative. On met les films les uns à côté des autres, les comparant... et puis c'est tout. Alors que n'est absolument pas pris en compte le véritable problème, disons d'une formation cinématographique conçue d'une manière culturelle par rapport à son insertion sociale, je veux dire par rapport à son intégration dans les activités sociales, le cinéma non pas comme gadget, mais comme un langage. Parce que, effectivement, ça ne peut pas se faire, si tu sépares la pratique des images et des sons de leur lecture, l'écriture de la lecture, et si, en plus, tu sépares ces exercices-là d'une fonction sociale précise.

Noel Burch : Imaginez que vous ayez appris à lire et pas à écrire. Imaginez ! Parce que c'est ça ! 99 % des gens ont appris à lire - je parle des films comme si c'était de l'écriture - et on ne leur a jamais appris à écrire. Imaginé qu'on sache lire Joyce mais qu'on ne sache pas écrire son nom.

Christian Zarifian : Tu crois qu'on en est là ? A mon avis, on ne sait même pas encore lire, on est bien placé pour le savoir puisque c'est l'essentiel de notre travail en dehors des films. Les films dont on parle, c'est des cas limites, où les gens apprennent en même temps à lire et à écrire.

Jean-André Fieschi : Bien sûr, il ne faut pas rêver. Il s'agit, avec ces films, de sortes d'îlots, d'expériences isolées, qui esquissent ce que pourrait être un tel apprentissage, s'il se généralisait. Et il est bien certain qu'il devrait se généraliser (et se diversifier, s'adapter aux situations concrètes). Mais chacun sent de mieux en mieux que, là comme ailleurs, une telle généralisation suppose des changements politiques fondamentaux.

Christian Zarifian : Juste un mot pour signaler qu'on a tourné trois films et qu'on en termine un quatrième, tous réalisés avec l'Unité enfants de la Maison de la Culture, qui parlent du cinéma et qui ont un but carrément didactique (image, son, rôle du commentaire, montage, mise en scène, etc.) ; ils sont massivement diffusés dans les écoles, C. E. S., lycées du Havre et d'ailleurs, où ils servent de support à des animations.





Ecriture

Noel Burch: Un des trucs qui m'ont fasciné dans Moi j'dis qu'c'est bien, c'est cette tendance assez constante à utiliser le plan d'ensemble. La présence, là, sur le tournage, de l'ensemble des gens faisait que le film en tant qu'activité de groupe était produit par ce plan d'ensemble (qui renvoie aussi au cinéma primitif). Est-ce que c'est une chose qui est venue "naturellement" ou bien est-ce un parti pris, un choix effectué à un moment donné par toi ou les autres ?

Christian Zarifian : Tu as raison de poser la question, mais sur le coup, c'est difficile de répondre. Ce que je peux dire, c'est que c'est forcément un choix, mais un choix imposé par les circonstances, par les conditions de fabrication du film. Disons que "tout naturellement" on mettait la caméra à l'endroit d'où on voyait le mieux ce qui allait se passer et on laissait tourner. Comme les scènes étaient presque toujours improvisées (dans un cadre strict et soigneusement élaboré), on se mettait à l'endroit le plus commode pour filmer le jeu, c'est tout. En plus, il n'était pas question de filmer des individus, le personnage central du film c'est le groupe. Là, c'est un choix idéologique, formel, politique, tout ce que tu veux. Pas de psychologie, et devant la caméra un groupe, avec ses contradictions et ses "personnages" (mais cet aspect passe au second plan).
Je parle de ce film-ci. Pour A suivre, c'était pas comme ça. Justement, A suivre était fait avec des jeunes lycéennes classiques, bourgeoisie, petite bourgeoisie, moyenne bourgeoisie du Havre, très cultivées, connaissant un petit peu le cinéma, etc. Et si tu veux, à ce moment-là, mon boulot à moi, c'était de faire des images cultivées - entre guillemets - de belles images, bien composées, savantes...

Jean-André Fieschi : Il y a tout de même quelque chose d'assez troublant. Si l'on met entre parenthèses tout ce que l'on sait sur, la façon dont ces films sont faits (effets de groupe, etc.), si l'on regarde aussi ces films pour ce qu'ils sont en tant que films, c'est-à-dire contemporains d'un cinéma réellement vivant, Rouch, Godard ou Rivette, on ne peut s'empêcher d'y repérer des formes d'écriture très "sophistiquées ", en ce qui concerne la conception et l'articulation des scènes, les changements de ton, les changements de rôle de la caméra, etc.
Moi j'dis qu'c'est bien commence, de façon très caractéristique (et euphorisante) par une série de plans qui sont un très rigoureux démontage de certaines règles dominantes (celle des raccords de regards) : il s'agit là d'une écriture cultivée, si l'on entend par là consciente de l'histoire des formes dans laquelle (ou contre laquelle) elle s'inscrit.
De même, par la suite, l'utilisation massive du plan large, souvent frontal. Certes, il s'agit là d'une figure primitive du cinéma, à l'œuvre chez Méliès, Feuillade, ou le premier Griffith. Mais on se dit vaguement que ce recours à une figure primitive est tout le contraire de l'innocence : c'est fait en toute connaissance de cause, semble-t-il.

Christian Zarifian : Prenons la scène avec un couple sur un canapé avec les gens qui viennent autour les mettre en scène... Si tu veux, il n'y avait vraiment qu'une seule possibilité de tourner cette scène : c'était de faire un plan d'ensemble, de laisser du champ pour pas mal de monde et de laisser dérouler la pellicule et de voir ce qui allait se passer avec ce truc, parce que c'était une scène qui n'était pas très préparée, on savait simplement qu'on allait mettre en scène un couple soi-disant heureux, qu'on allait apporter des accessoires autour d'eux... et qu'on allait essayer de critiquer cette forme de bonheur, enfin, confortable. Bon... En fait, si tu veux, on a tourné combien ? Trois chargeurs peut-être là-dessus, et c'est ensuite au montage que ça s'est joué, et si tu regardes bien le film, tu verras, chaque fois qu'il y a un changement de plan, il y a un petit noir qui est mis là. On a mis un petit noir de façon à ce que ce ne soit pas trop brutal, les changements de position des gens. Tout s'est joué au montage, et au montage les gars étaient là, constamment, et ils disaient : « Ça, ça ne va pas. Ça, ça va !... Il faut enchaîner avec ça... » Donc, si tu veux, en fonction de leur expérience cinématographique à eux bien évidemment, pas d'une façon vierge, ils ont contrôlé complètement la signification de cette scène, à mon avis. Et il y a eu une grosse bagarre sur la fin de la scène, une fin absolument pas prévue, où tout le groupe se révolte, évacue le couple, amène un cercueil, se met sur le cercueil et lève le poing en disant : « Nous voulons être heureux... » Certains disaient : « Ça veut rien dire », la plupart étaient pour parce que c'était arrivé et que, donc, ça avait un sens.

Noel Burch : Qu'est-ce qui est arrivé là ? Disons que la logique mise en branle par cette entreprise d'un groupe en train de faire un film a produit, compte tenu dès contacts avec Zarifian... ça a produit une certaine écriture. Et cette écriture se trouve en porte-à-faux par rapport à, disons, l'écriture courante, celle que l'on connaît par ailleurs. Ça, c'est pas par hasard. Il y a là un profond lien entre cette écriture et ces conditions de production exceptionnelles. Car c'est en effet un film collectif et dont la nature collective est présente à l'écran, elle est inscrite dans l'image. Moi, c'est la première fois que je vois ça, même par rapport aux autres films qui ont été faits ici. Et l'écriture qui en découle est une écriture qui s'inscrit en faux contre l'écriture dominante. Car il faut tout de même se rappeler que cette écriture, disons le champ contre champ et tout ce qui s'ensuit, c'est lié à un certain type de production de films, avec un auteur, avec des personnages, etc. Il y a là un lien fondamental et très significatif.

Jean-André Fieschi : Très organique.

Christian Zarifian : Là, je suis d'accord avec ce que tu viens de dire. La mise en scène, la mise en image de Moi j'dis qu'c'est bien sont étroitement liées à ces conditions de production, si tu veux, c'est absolument différent, là c'est clair, et c'est dû au fait que c'est un film collectif. Il y a une façon de poser la caméra quand c'est un film collectif et il y a une façon de poser la caméra quand c'est un film d'auteur.

La diffusion

Christian Zarifian : A la semaine de la critique, à Cannes, On voit bien qu'c'est pas toi a été un scandale. Les gens disaient : ils doivent être fous... Il faut rester entre soi et faire son petit film entre soi... Qu'est-ce que vous faites-là, c'est de l'ethnographie que vous faites ? de l'ethnologie ? c'est quoi ? Ils n'ont aucune case pour mettre ça. De plus, en pleine effervescence, en 1969, si tu veux, c'était le problème que le film ne donnait aucun débouché, aucune solution, etc. Il était couplé avec Camarades, c'était donc un public qui était venu voir Camarades.

Vincent Pinel: On nous a toujours reproché un certain manque de positivité...

Christian Zarifian : Mais enfin, ce n'est pas là que c'est intéressant. Là où c'est intéressant, c'est quand On voit bien qu'c'est pas toi est projeté dans un foyer de jeunes travailleurs, ou des trucs comme ça. Et ça, ça arrive très souvent... heureusement, on a réussi à établir un réseau de copains, qu'on connaît plus ou moins, qui sont venus à nous par un biais ou un autre, de bouche à oreille... Et il y a énormément de points de chute, hein, c'est incroyable, beaucoup plus qu'on pourrait croire.

Vincent Pinel : Des centaines de projections depuis qu'on fonctionne, un million d'anciens francs de recettes cette année...

Christian Zarifian : Si tu veux, On voit bien qu'c'est pas toi a été vu en France par quinze à vingt mille personnes.

Vincent Pinel : Sans compter la projection à la télé canadienne.

Christian Zarifian : On a eu des réactions d'une violence inimaginable, et je n'aurais jamais cru, parce que nous, finalement, ce film-là, c'est le premier, on l'a fait innocemment. Vraiment tout à fait innocemment. On a pris un groupe de jeunes, qui se sont présentés et ont dit : « On veut faire un film », et c'est ce film-là qu'ils voulaient faire ... Bon, on l'a fait, on l'a projeté et l'on a eu des réactions absolument disproportionnées par rapport au projet de départ. On avait le projet de faire un film sur les jeunes ouvriers, leurs loisirs, leurs familles ... On a fait ce film, qui est un film assez simple. Et il y a eu des réactions incroyables de violence. Or, je veux dire un truc, c'est que On voit bien... , il a maintenant six ans, il a été fait en 1969. Donc, il est vachement daté avec tout son background, 1968, tout ce qu'il y a derrière... Il a été projeté tout récemment encore, à Rouen, dans un ciné-club où il y avait des jeunes inadaptés, si tu veux difficiles à intégrer, etc. Il paraît qu'il y a eu une projection fantastique, le copain qui l'a projeté m'a dit que c'était extraordinaire, que les mecs vraiment, iis étaient sur le cul de voir qu'on puisse faire un truc comme ça, où ils sont représentés, eux, où c'est eux qui parlent... Et ça, six ans après, c'est quand même... c'est un truc qui accroche en profondeur. Et ça, c'est quelque chose, j'ai peur qu'on ne le retrouve pas dans une salle de spectacle, si tu veux.

Jean-Patrick Lebel : Le problème que ça pose, c'est qu'aujourd'hui, pour des raisons de structure par rapport à l'ensemble de l'organisation de la société, ça ne peut se faire que dans un cadre disons marginal ; ça peut être diffusé dans des maisons de la culture et ça peut être diffusé par Untel dans un lycée, Untel dans une maison de jeunes, Untel dans un comité d'entreprise, Untel dans un foyer de jeunes travailleurs, etc., alors qu'en réalité ça prend en compte une fonction, il me semble, qui devrait être une fonction normale du cinéma, mais pour laquelle il n'existe pas encore de structures.

Christian Zarifian : Quand le film est pris en charge par quelqu'un, n'importe lequel des films, ça marche toujours très bien. Par exemple à Rouen... Bon, on a des copains là-bas, ils ont pris en charge la diffusion de A Suivre. Vous avez vu ce film. On peut en penser ce qu'on veut, mais il y a une bande de profs à Rouen qui se sont réunis, qui ont pris en charge le film et l'ont diffusé dans leurs classes dans le cadre des 10 %. Et ça a été vachement passionnant parce que ça a entraîné des choses fantastiques, des devoirs, des interventions dans la classe, des changements dans les rapports entre élèves, entre élèves et profs... qui ont été extraordinairement bouleversés par le film, tu vois.
Alors, c'est dans ce sens-là qu'on dit souvent que ce sont des films fonctionnels, des films qui ont une fonction extrêmement efficace dans le type de milieu comparable à celui où ils ont été tournés. Tu vois ? Autrement, dans un ciné-club, je veux dire dans un ciné-club classique, avec le mélange de publics que ça implique, enfin disons la cinéphilie traditionnelle, les films, en général, sont franchement rejetés...
Mais pour une diffusion plus massive, nous, on ne peut rien faire, on n'est pas armé pour ça. On a fait ce qu'on a pu et, effectivement, si le bilan est en apparence positif, il est assez pauvre en fait, on n'a pas les armes, on ne sait pas quoi faire de plus pour la diffusion, c'est un point faible, c'est évident.

La N. C. (en chœur) : Ça nous renvoie au problème politique dont on a déjà parlé ci-dessus.