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Table Rase - Un film de Christian Zarifian (1988 - 79 minutes)

 


  •  A. Bergala, Cahiers du cinéma - A. Nassib, Libération - I. Fajardo, Telerama  •  
  •  L. Marcorelles, Le Monde - J. Calmé, Le Figaro - M. Mohrt, Le Figaro  •  
  •  G. le Morvan, L'Humanité - S. Mairet, Humanité dimanche - S.D., La Vie  •  
  •  G. Lamy, Havre Libre - N.C., Havre Libre - G. Petillat, Cité Le Havre - W. Joly, Journal de Criquetot  •  
  •  P. Piro, Agence Reuter - P. Webster, The Guardian - A. Hunt, The Guardian  •  
  •  B. James, International Herald Tribune - P. Marnham, The Independant - P. Freriks, Der Volkskrant  •  


Alain Bergala

Cahiers du cinéma


UN FILM A LIBERE LA VILLE

Dès le premier plan - superbe - du film, l'enjeu est donné, il s'agit pour Christian Zarifian d'inscrire un trauma du passé dans le regard même qu'il porte aujourd'hui sur cette étrange ville du Havre qu'il connaît mieux que quiconque. La caméra survole un rythme de vagues, attrape un bout de plage, découvre une large avenue, décrit un large cercle sur les immeubles du centre ville et retourne à la mer dont elle est venue. Ce plan est avant tout musique, rythme, sensation, cinéma pur. Jamais dans Table Rase, les images, qu'elles soient d'aujourd'hui ou d'archives, ne sont exhibées de façon inerte, comme pure caution, Zarifian réussit à nous faire voir le présent des images qu'il a retrouvées du passé, et le passé qui hante le présent de cette ville. Depuis les films de Straub-Huillet, Table Rase est sans aucun doute une des tentatives les plus cinématographiquement intelligentes pour rendre compte de ce qui reste d'un trauma collectif (dans les consciences, mais aussi dans la réalité même, matérielle, d'une ville) à travers un agencement d'images et de rythme où le réel, au sens lacanien, affleure soudain de la façon la plus vive et imprévisible, indépendamment ou presque de tous les discours qui s'entrecroisent sur cet événement et qui devraient, logiquement, le recouvrir d'une couche supplémentaire d'oubli et de refoulement. Cet événement, qui continue à faire énigme pour les historiens, c'est le bombardement, par les Anglais, de la ville du Havre, à la fin de la guerre, alors que tout était déjà joué au niveau national. Le 5 septembre 1944, en l'espace de deux heures, le centre du Havre est détruit, systématiquement, méthodiquement, par l'aviation anglaise, laissant quelques milliers de morts, des civils non évacués, sous les décombres. Avant d'entreprendre le tournage et le montage de ce film, Christian Zarifian a enregistré, en vidéo, des centaines de témoignages vidéo de Havrais ayant vécu, il y a 44 ans, cette journée d'horreur. Le montage alterné d'une vingtaine de ces témoignages constitue le deuxième mouvement du film. Là encore, avec la plus grande droiture dans le filmage et le montage, Zarifian réussit à toucher un réel que l'on n'attendait pas : ces gens-là, qui parlent de ce qui fut sans aucun doute la journée la plus terrifiante de leur vie, nous disent quelque chose que le cinéaste nous permet d'entendre : qu'à cette époque-là, ils étaient jeunes, que leurs sensations étaient fraîches, qu'ils se souviennent aussi bien des petits papiers argentés tourbillonnant dans le soleil, lâchés par les avions de reconnaissance, que des images d'horreur incroyablement cruelles dans la précision des détails avec laquelle elles sont décrites sans aucune trace de moralisme ni de haine rétrospective. Tout se passe comme si ces gens racontaient quelque chose qui a concerné avant tout leurs sensations, comme s'ils avaient la certitude intime que l'exactitude de cette sensation est la seule façon juste, pensable, d'en rendre compte, comme si tous les autres discours (moraux, historiques) étaient disqualifiés d'avance pour rendre compte de la pointe de l'horreur, du moment du trauma. Le dernier mouvement du film, de superbes images d'un regard qui rôde dans les rues de la ville, au moment où elles se vident, où le soir qui tombe les rend à leur mystère, puis au lever du jour, est l'une des plus belles tentatives que je connaisse de catharsis visuelle et musicale. Quelque chose rôde, un regard venu d'ailleurs, qui cherche à se libérer d'une hantise ancienne, une conscience en état d'attention flottante, un travail inconscient s'opère dans les cadrages, les musiques, le rythme, une latence pulse, et soudain, magnifiquement, un énorme poids disparaît de la poitrine, la caméra prend de la vitesse, une vitesse folle, ivre de sa liberté, se dégage du passé, de la pesanteur, du vieux trauma, et s'envole sur la mer. Un film a libéré la ville.

Sélim Nassib

Libération, 17 mars 1988


Il ne s'agissait pas d'une bavure : en 1944, l'aviation britannique rasait Le Havre pour hâter la reddition des Allemands... Restent des documents édifiants choisis par Christian Zarifian : Table rase.

La vérité se dit en peu de mots. Le 5 septembre 1944, vers la fin de l'après-midi, sans aucune justification militaire, l'aviation britannique a rasé le centre du Havre en deux heures. 1 820 tonnes de bombes explosives, 30000 bombes incendiaires, près de 3000 civils tués. Avant, le Maréchal Montgomery en personne a signé l'ordre ; après, il a adressé ses félicitations aux aviateurs.
Au Havre, le traumatisme a été verrouillé par le silence : le Royaume-Uni n'a pas fourni la moindre explication. Ni fleurs ni couronnes. Dans la France libérée, les survivants havrais ont été des fantômes interdits d'histoire. Qui allait s'intéresser à une « bavure » à contre-courant ?
Ce n'était pas une bavure. Il faudra l'ouverture des archives britanniques, en 1975, pour deviner qu'il s'agissait, peut-être, d'un calcul politique imbécile, une tentative (ratée) de hâter la reddition du colonel allemand commandant la place et que l'on supposait sensible au sort des civils...
Dans Table rase, Christian Zarifian montre les deux événements : la destruction de la ville, mais aussi la trace profonde que le traumatisme a laissé, jusqu'à aujourd'hui, dans les pierres et les gens.
Même dans la première partie de son reportage, le refoulement du bombardement se fait sentir. En guise d'images d'archives, deux documents sont diffusés. Le premier, une minute à peine, montre Le Havre filmé de très haut par l'un des avions britanniques qui accompagnait l'attaque. Un quadrilatère, délimité par des « signaux » lumineux largués au préalable, désigne la cible, le centre de la ville tout entier, dénué de tout objectif militaire. Un quadrilatère soudain parcouru par une succession systématique d'explosions. Ça s'appelle « tapis de bombes ». Film militaire, silence total de la bande-son, irréalité : il faut l'effort de l'imagination pour réaliser que des civils meurent là-dessous.
Deuxième document, peut-être plus impressionnant : la destruction du Havre telle qu'elle est apparue dans les actualités-cinéma de l'époque, On y voit des canons qui tirent (« des escadrilles britanniques et américaines ont été violemment prises à partie par la DCA allemande », dit le commentaire) ; puis encore des images de nazis belliqueux, de chars, d'explosions diverses (« plusieurs avions ont été abattus ») ; enfin, une séquence rapide montrant des destructions, des blessés transportés sur des civières (« mais hélas! après l'attaque aérienne, Le Havre brûle et compte ses morts »), coupez, c'est bon !
Les témoins de cette histoire, ceux qui ont vu mourir autour d'eux leurs proches, puis assisté à cette honteuse caricature de leur tragédie, comment ont-ils vieilli par la suite ? Table rase en a retrouvé une vingtaine. En 1944, écolier, épicier, secrétaire, mère de famille, ils avaient entre 10 et 30 ans. Ils n'arrivent pas vraiment à parler devant la caméra. Ou plutôt, quoi qu'ils fassent, leurs mots restent à l'évidence très en deçà de ce qu'ils voudraient dire. Alors, ils usent de métaphores (« Ces oiseaux arrivaient par vagues, c'était tout noir, tout juste s'ils ne cachaient pas le soleil » ; « l'abri tremblait comme un bateau en difficulté ») ou se souviennent d'un détail très précis, qui, soudain, donne une consistance à l'horreur (« J'avais l'impression que la peau de mon ventre touchait ma colonne vertébrale », « j'étais si près de l'explosion que mes cheveux ont été tout décolorés », « de la terre nous tombait sur le cou, le bas des pantalons des hommes claquaient sous le souffle »).
Ils parlent d'une voix un peu blanche, qui tremble seulement à l'évocation du moment où il a fallu sortir, errer par-dessus les ruines à la recherche de ses proches et écouter impuissants les cris des blessés ensevelis.
Comment conclure cette histoire sans morale, abandonnée quarante-quatre ans plus tôt ? Zarifian a pris le parti de filmer la ville d'aujourd'hui, ville normalement animée, mais qui se vide quand la tombée de la nuit « fait lever les fantômes du passé ». L'épilogue traîne malheureusement en longueur et abuse des effets flashes-back sur petit écran. Un film qui fait preuve d'une telle pudeur dans l'exposition du drame méritait plus de sobriété dans sa conclusion. Mais tel qu'il est, il reste bouleversant.

Isabelle Fajardo

Télérama - N° 1991, Mars 1988


Du 5 au 12 septembre 1944, l'aviation et l'artillerie britanniques, sous les ordres du général Crocker, font le siège du Havre devenu un camp retranché allemand. Plus de trois mille civils sont morts sous les bombes lorsque, le 12 septembre, après l'assaut final, les Britanniques libèrent la cité en ruine.
Un ancien officier britannique, William Douglas, condamné en Cour martiale à un an de travaux forcés pour avoir refusé de se joindre à une attaque contre des positions où se trouvaient des civils, parle de « crime de guerre », (cf. Le Monde du jeudi 25 février).
Pourquoi l'aviation anglaise a-t-elle, le 5 septembre, bombardé le centre ville où il n'y avait pas d'objectif militaire ? Pourquoi l'état-major britannique a-t-il refusé l'évacuation de la population proposée par le commandant allemand ?
Table rase rouvre le dossier de la destruction du Havre. Sans prétendre apporter une réponse définitive. Christian Zarifian montre des documents d'archives, des témoignages. Dans les rues neuves, sa caméra erre en quête du souvenir. Déprime, blues du Havre. La tombée de la nuit remue les fantômes du 5 septembre. Vingt Havrais racontent ce jour terrible. L'un d'eux se souvient, comme si c'était hier : « J'ai vu comme des papiers d'argent qui descendaient du soleil et qui miroitaient... ». Et puis... l'horreur. Ce film passionnant est une enquête complète. Même s'il ne se penche pas sur les plans de réaménagement du Havre après la guerre, puisque ce n'est pas son objet. Et il s'applique à deviner l'âme de la ville.