Traduction de l'article de Barry James
paru dans l'"International Herald Tribune"
Le Havre est une tragédie de la deuxième guerre mondiale que le monde a oubliée ; mais un film français et un écrivain de théâtre viennent nous la remettre en mémoire.
Peu de gens se souviennent qu'il y a 44 ans, l'aviation anglaise a détruit la ville en appliquant la même technique du tapis de bombes qui a rayé Dresde et d'autres villes ennemies de la carte. La différence résidait dans le fait que Le Havre n'était pas une ville ennemie. "Partout, on a oublié Le Havre", affirme Christian Zarifian, un metteur en scène de la région, dont le film Table Rase a été montré dans des cinémas de la région après être passé à la télévision française et soviétique. "On n'entend jamais rien sur ce qui s'est passé ici," dit Mr Zarifian. "J'ai consulté les livres les plus volumineux sur la guerre et la libération en France et j'y ai trouvé deux lignes maximum sur Le Havre. Et pourtant, il y en a des pages sur d'autres villes qui n'ont jamais enduré un pareil martyre."
Le 5 septembre 1944 au soir, des vagues de bombardiers lourds anglais ont martelé durant deux heures le centre historique du Havre avec des bombes incendiaires et à haute charge explosive ; cette tornade de feu a détruit pratiquement tous les bâtiments du périmètre visé, mais a épargné les défenseurs allemands, sains et saufs dans leurs bunkers, au sommet de la colline.
L'écrivain anglais William Douglas-Home, le frère d'un ancien Premier Ministre, Sir Alec Douglas-Home, refusa de participer à une attaque armée sur la ville, mettant en avant la proposition des Allemands d'évacuer tous les civils. Il demande maintenant que sa condamnation pour désobéissance soit annulée sur la base qu'on lui avait donné un ordre déraisonnable. Dans un rapport tapé à la machine le lendemain matin du raid, le chef de la police du Havre écrivait : "Je ne peux pas dire combien de bombes ont été lâchées." On n'a jamais pu connaître avec exactitude le nombre de civils tués. Une estimation rapide à l'époque avança le chiffre de trois mille. Paris était libéré, la bataille de Normandie s'achevait et la population havraise attendait la libération. Il n'y a jamais eu d'explication officielle de ce bombardement. Plus des deux tiers des 150 000 habitants avaient été évacués. Le commandant allemand avait demandé un délai de trois jours pour évacuer le reste. Les Anglais refusèrent sa demande, pensant peut-être, ainsi qu'on l'a supposé, que cela l'obligerait à se rendre. Ils attendirent ensuite 4 jours avant de bombarder la ville. On crut que le général Montgomery voulait un grand port à tout prix, et rapidement, pour supporter l'effort de l'avancée vers Berlin. Les Allemands se battirent avec ténacité durant une semaine après le bombardement. 400 soldats anglais payèrent de leur vie la prise de la ville, et la plupart des quais furent détruits. Mr Douglas-Home, qui était à l'époque capitaine et officier de liaison dans les tanks, pensa que cet ordre d'attaquer une population civile amie n'était pas" franchement nécessaire", selon les termes d'une lettre qu'il écrivit à ses parents à ce moment. "C'est simplement pour permettre à un politicien de dire que toute la France est libérée". Il envoya une autre lettre dont les termes étaient sensiblement les mêmes à un journal local en Angleterre. Cela eut pour résultat de le faire passer en Cour martiale pour désobéissance; il passa l'année suivante à coudre des sacs postaux et à travailler dans la carrière de sa prison. Kurt Waldheim, l'actuel président de l'Autriche a été critiqué par la presse internationale de ces dernières années pour avoir suivi aveuglément les ordres quand il était officier allemand dans les Balkans pendant la guerre. Mr Douglas-Home envoya alors une lettre à son avocat dans laquelle il faisait remarquer qu'il avait été condamné pour avoir fait exactement le contraire. Son avocat essaie actuellement de faire annuler le verdict de la Cour martiale. Le ministre anglais de la Défense a refusé de rouvrir le dossier, prétextant que trop de temps s'était écoulé. Mr Douglas-Home, dans une interview téléphonique, qualifie cette réaction "d'excuse intéressante en regard de notre attitude" envers les actes de Monsieur Waldheim. C'est pour lui une question d'honneur. Le fait d'avoir été dégradé de son rang de façon humiliante lui reste sur le coeur. "C'était vraiment moche, on vous arrache vos épaulettes... C'était déprimant" .
Ce bombardement "était une énorme gaffe", selon les termes de Monsieur Zarifian. "Après la guerre, les gens ont essayé de comprendre. Ils ont envoyé des délégations et des lettres mais n'ont rencontré partout qu'un silence embarrassé. Le gouvernement français était embarrassé. Le gouvernement anglais était embarrassé. Personne ne voulait parler de ça. Il y a bien eu une enquête du parlement français, mais les conclusions n'ont jamais été rendues publiques." Finalement, la population du Havre s'est rendu compte que personne ne voulait plus se souvenir de leur douleur, "ils l'ont donc étouffée."
Monsieur Zarifian a eu l'idée de faire ce film en parlant avec un ami qui retourna au Havre après la guerre. "Il m'a raconté avec les larmes aux yeux qu'il se sentait comme en exil dans sa propre ville. Ce qui est peut-être le pire des exils, parce que quelque chose vous a été enlevé, quelque chose que vous êtes sûr de ne jamais plus retrouver. Quand on quitte son pays d'Afrique, on peut au moins se consoler en se disant que la vie du village continue derrière vous et vous pouvez espérer pouvoir y retourner un jour ou l'autre. Je suis d'origine arménienne, alors évidemment, cette question me préoccupe beaucoup."
Selon les dires d'Alain Le Métayer, chargé culturel de la ville, "la population n'est jamais parvenue à s'entendre avec cette ville nouvelle. Tout le symbolisme urbain s'est modifié depuis la guerre. Les marins qui avaient l'habitude de déambuler dans les rues se sont évanouis. Les lignes transatlantiques ont disparu, et avec elles, le glamour."
C'était un endroit de passage, bien connu de générations d'émigrants qui partaient vers le Nouveau Monde. Dufy y a peint ses plus belles toiles. Le tableau de Monet, "Impression : coucher de soleil", qui a donné son nom au mouvement impressionniste (et qui a été volé au musée Marmottan à Paris il y a trois ans, et qui n'a pas encore retrouvé) fut peint au cœur du périmètre dévasté. Les décombres de la ville furent aplanis, et l'architecte néo-classique Auguste Perret fut convoqué pour bâtir une ville nouvelle deux mètres au-dessus de l'ancienne ville. Cette reconstruction fut un cas d'école. Mr Perret choisit la meilleure vue pour les passagers des navires, ce qui n'a plus grand sens dans la mesure où les bateaux longent maintenant un port de containers sans caractère pour débarquer les passagers. Et le béton renforcé, qu'il avait choisi comme matériau de base, est maintenant altéré par une patine sombre sous un ciel chargé de nuages noirs qui viennent de la Manche.
"Le passé et le présent se combinent pour faire planer sur le Havre une sorte de blues", comme le dit Mr Zarifian.
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Traduction de l'article de Patrick Marnham
paru dans "The Independent"
Un ancien membre de la Résistance Française a accusé le haut commandement anglais durant la deuxième guerre mondiale d'avoir menacé de bombarder la population du Havre pour forcer le commandant allemand de la place à se rendre et à libérer le port en septembre 1944. Deux à trois mille civils furent tués durant le raid aérien de la RAF sur le centre de la ville. L'opération, qui fut un succès technique, ne semblait avoir de but militaire clair. Les défenses allemandes ne furent pas touchées et la garnison allemande ne se rendit qu'une semaine plus tard.
L'accusation est formulée dans un film montré à la télévision française mardi soir. Table Rase a été tourné par Christian Zarifian, un metteur en scène du Havre, et passe actuellement dans quelques salles de la ville. Les propos d'une vingtaine de survivants relatent la terrible histoire de ce raid qui dura deux heures. Trois anciens membres du commando aérien qui y participèrent sont aussi interviewés. Le passage le plus controversé est une interview du colonel François Poupel, qui avait à l'époque 16 ans. Le Colonel Poupel raconte comment, le 4 septembre, le commandant de la garnison allemande, le colonel Wildermuth, qui devint ministre dans le gouvernement Adenauer, demanda un délai de 24 heures pour évacuer les civils avant l'assaut final.
Le Lieutenant-Général J.T. Crocker, qui commandait le 1er Corps d'armée anglais qui avait encerclé Le Havre, refusa ce délai. Pour avoir pu examiner les documents anglais qui ne sont plus sous la loi des trente ans, le Colonel Poupel est convaincu que "l'idée était de détruire la ville". Le raid commença à 17h45 le lendemain. Un total de 340 bombardiers Lancaster lâchèrent, avec une grande précision, quelque 1820 tonnes d'explosifs d'une hauteur de 7000 pieds audessus du centre-ville. Dix mille bâtiments furent détruits, et les civils qui s 'y étaient réfugiés furent tués. Beaucoup moururent étouffés dans les caves, d'autres disparurent. "Le ciel était devenu complètement noir... Il y avait de la poussière et du feu partout... La cave tremblait comme si on avait été dans un bateau en pleine tempête... On se demandait si on était encore en vie." C'est en ces termes que les survivants relatent leur épreuve.
Selon le colonel Poupel, les services secrets britanniques savaient que le colonel Wildermuth était un protestant pratiquant, un officier de réserve qui était un banquier dans le civil, et un homme de "bonne famille". Ils pensèrent donc qu'on pourrait le faire plier en lui faisant un chantage. Et c'est ainsi, quand leur politique échoua, qu'ils durent mettre leur menace à exécution et passer à l'attaque. Il était urgent d'occuper le Havre. Bruxelles avait déjà été libéré, et avec un peu de chance, on pouvait terminer la guerre en décembre. Le Havre était le seul port suffisamment important pour assurer une intendance régulière aux troupes de débarquement.
Francis Fernez, l'un des interviewés dans Table Rase, a vivement réagi hier aux propos du colonel Poupel. "C'est de l'ignominie de dire que les Anglais se sont servis de nous pour faire chanter les Allemands, ou de suggérer que ce sont les Anglais qui ont empêché l'évacuation de la ville." Sur une photographie aérienne du périmètre visé par le raid, Mr Fernez montre que les zones déjà évacuées par les allemands représentent un tiers de la surface. Il se souvient avoir vu, quand il était un petit garçon, les allemands préparer sa rue pour un combat de maison à maison. Il se souvient aussi que la BBC et le commandement allemand avaient donné l'ordre d'évacuer la ville et que beaucoup de gens refusaient de quitter leur maison. "Nous avons payé cher notre libération. Mais cela ne veut pas dire que nous ne voulions pas être libérés. Je me souviens de ma joie quand j'ai vu les premiers soldats anglais," dit-il.
Sylvie Barot, qui travaille aux Archives Municipales, a rassemblé des documents qui montrent que les groupes de résistants communistes et gaullistes étaient contre l'évacuation. Un tract communiste du 27 août ordonne à la population "de rester et de se battre" et "de prendre part à l'insurrection finale". Les gaullistes disaient : "N'évacuez pas Le Havre. Ne soyez pas pris entre deux feux. Restez chez vous."
Le journal local, Le petit Havre, rapporte les ordres du commandement allemand d'évacuer le 19 août. Le 31 août, le titre à la une était "Ordre d'évacuation générale." L'évacuation fut suspendue le 4 septembre. Le Petit Havre et Mr Fernez sont d'accord sur le fait que ceux qui ne voulaient pas partir se cachaient dans leur maison. Mr Fernez pense que ceux qui sont parvenus à atteindre les lignes alliées ont pu dire que le centre-ville avait bien été évacué. L'équipage du raid aérien interviewé dans le film affirme qu'on leur avait dit pendant les séances de briefing qu'il n'y avait que des troupes allemandes dans le périmètre visé. Mais on ne sait toujours pas pourquoi la RAF devait détruire le centre de la ville tout en ne touchant pas ses défenses allemandes.
Table Rase est un film remarquable et irréprochable, et Christian Zarifian affirmait hier n'avoir ressenti aucune amertume envers les Anglais dans les propos de ceux qu'il filmait. "Mais les habitants du Havre ont demandé à maintes reprises que toute la lumière soit faite sur les mystères de ce raid. Tant que tout ne sera pas éclairci, ils ne pourront oublier leur douleur."
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Traduction de l'article de Philip Freriks
paru dans "der Volkskrant"
C'est seulement lorsque toutes les archives britanniques seront libres d'accès, que l'on pourra savoir pourquoi les libérateurs anglais ont bombardé le port du Havre en septembre 1944.
UNE VILLE SANS AME
Le monument n'est pas grand. Il s'agit d'ailleurs seulement d'une plaque commémorative sur un socle, du même genre de celles qui servent en France à indiquer les églises romanes le long d'une route nationale. Il est difficile d'y accéder à pied. C'est une esplanade, telle qu'on en trouve à l'entrée d'un tunnel routier. Le texte inscrit sur le monument est sobre : "Lors du bombardement du 6 septembre 1944, 326 personnes ont été ensevelies dans le tunnel, 319 sont décédées". Le tunnel Jenner du Havre relie la "Ville haute" à la ville en contrebas. L'emplacement du monument, discret pour le moins, est la seule et unique commémoration réservée aux morts. La circulation en direction du tunnel fatal n'est jamais interrompue. Même pas pour deux minutes de silence par an. Il est vrai que le bombardement était le fait des libérateurs. On ne veut pas choquer les alliés. Au Havre, on n'a en revanche jamais compris l'utilité d'un tel rideau de feu destructeur. Et pourquoi dans l'histoire, leur drame est seulement ramené à quelques lignes, et ce dans le meilleur des cas.
Tout a commencé le 5 septembre 1944. Paris était déjà libéré. Le reste de la Normandie de même. Montgomery était sur le chemin d'Arnhem et avait des problèmes d'approvisionnement. Seul Le Havre et ses proches environs étaient encore sous le joug des Allemands. Les Anglais avaient cerné la ville. Tout autour, sur la côte et aux abords de la "Ville haute", il y avait 11.000 soldats allemands. La ville était encore peuplée de 65.000 civils. On en comptait deux fois et demie de plus avant la guerre.
En fin d'après-midi de ce 5 septembre 1944, tandis qu'un fort vent d'Ouest soufflait sur la ville, des témoins ont vu des avions de reconnaissance survoler la partie Ouest de la ville basse et délimiter la zone à l'aide de fusées éclairantes. Peu après on entendit le vrombissement de 348 Lancaster. Les bombardiers anglais ont largué 1.820 tonnes de bombes explosives et 30.000 bombes incendiaires sur la ville en décrivant de larges cercles. Le lendemain, ils ont littéralement rasé toute la partie Est : 1.458 tonnes de bombes explosives et 20.000 tonnes de bombes incendiaires. Les abris des caves n'étaient pas conçus pour résister à une telle violence. Entre la "ville haute" et la "ville basse" on était en train de construire un tunnel routier. Un boyau était presque terminé. Les Allemands s'étaient installés un hôpital de premier secours dans la partie la plus sûre. Le reste pouvait être utilisé comme abri anti-aérien. L'autre boyau n'avait été percé qu'à moitié, donc sans issue. L'accès était barricadé. Le 6 septembre, lors du deuxième bombardement de l'Est de la ville, beaucoup de gens ont essayé de s'abriter dans le tunnel. La place manquait. C'était la panique. On libéra l'accès de l'autre boyau en cassant la barrière. Des centaines de personnes plongèrent dans ce trou sombre et humide. Des hommes, des femmes, des enfants, soit 326 personnes au total. Alors qu'ils s'imaginaient être en sécurité, une bombe a explosé à l'entrée, la bouchant complètement. Les 326 réfugiés étaient faits comme des rats.
Les équipes de sauvetage n'ont commencé à déblayer le tunnel bouché que le lendemain. Par manque d'oxygène, la plupart étaient déjà morts étouffés. On a trouvé des corps entrelacés. Des hommes, des femmes. Des mères avec leurs enfants dans leurs bras. Un jeune de 16 ans a survécu. C'est quasiment au bout de 45 ans que, pour la première fois, il a consenti à raconter à un cinéaste local le déroulement des faits. Comment il a vu mourir sa mère, puis son père. Ils s'étaient dit adieu. Lui était couché tout au fond du tunnel. La tête collée au sol. On lui a raconté plus tard qu'il devait son salut à cette position. Près du sol il y a toujours un peu d'oxygène car la terre respire.
On dénombra officiellement 2.053 morts à cause des bombardements. Les historiens parlent de 3.000 victimes. Certains écrits vont jusqu'à 5.000. D'après les photos, on les a enterrés dans un parc. Personne n'ose se prononcer avec assurance sur le nombre exact des morts, car même des dizaines d'années plus tard, lorsqu'on détruisit le vieux théâtre pour faire place à l'annexe futuriste de la mairie, le studio de films conçu par l'architecte Oscar Niemeyer, on découvrit encore des dizaines de squelettes de victimes non comptabilisées.
Le Havre, un jour glacial de janvier. La version "Quai des brumes" noyée dans le brouillard. On entend des sons à travers la grisaille. La mer est d'huile. On entend gémir une corne de brume. Le terminal d'embarquement est contemporain et vide. Tout comme la maison de la culture d'André Malraux, de l'autre côté du boulevard portuaire. Une première tentative jamais entreprise pour défricher le désert culturel français. Le décor le long de l'eau n'a plus rien à voir avec un port digne de ce nom. Il en était encore ainsi lorsque Marcel Carné tourna le film du même titre "Quai des brumes" ; Jean Gabin en sous-vêtements et Michèle Morgan en jupon avaient pris une chambre dans un petit hôtel douteux avec vue sur les zonards, des marchandises et des dockers transpirants. Le quartier du port surpeuplé, Saint François, était un modèle du genre. La rue des Galions était une succession de maisons de moeurs légères. Sur les soixante numéros que comptait la rue Faidherbe, trente cinq étaient des cafés. Gabin y grommela une des répliques les plus célèbres de l'histoire du cinéma français : "T'as de beaux yeux, tu sais", et elle sut par la même occasion que son bonheur n'était pas assuré. L'atmosphère brumeuse de "Quai des brumes" devait plus aux studios de production de Boulogne-Billancourt ou de Joinville qu'à la réalité du Havre. Les quais, véritables sources d'inspiration, que l'on pouvait remarquer dans certaines prise de vue extérieures, s'appellent beaucoup plus prosaïquement Quai de l'Ile, Grand'Quai ou Quai de Southampton.
De l'activité mise en scène avec tant de réalité, il ne reste plus rien. Lorsque le feu au loin passe au rouge, même le bord de l'eau se nimbe de silence. Les cris des mouettes étouffent le grondement de la circulation. On pourrait s'attendre, d'un instant à l'autre, à voir apparaître sortant du brouillard, le navire amiral de marine marchande français "Normandie" d'avant-guerre. Il s'agit en fait d'un ferry anglais, entrant au port dans une totale indifférence.
Après les deux bombardements successifs qui avaient tout rasé, commença la froide restauration de la marine marchande, la construction navale et l'industrie portuaire. La ville ne s'en est jamais remise. Au Havre, en l'espace de quelques heures, de nombreuses vies ont été abrégées d'un trait. La ville basse a été réduite à une couche de débris plus ou moins égalisée. On voit sur les photos aériennes que les cratères formés par l'impact des bombes se touchaient. D'après le commandement en chef anglais, "techniquement", l'opération était un succès total. Les "maisons closes" et les "bistrots" ont été remplacés par du béton en ligne droite couvert de toits plats, avec de l'espace pour laisser filtrer de la lumière et de l'air en quantité. Le vieux centre ville a été reconstruit dans la lignée d'une cité-dortoir propre et stérile. A la différence près que le centre a été rehaussé de deux mètres.
Le passé a littéralement disparu sous les décombres. Le Havre est devenu une ville sans âme, la plus affreuse et la plus morne de France.
Au Havre, jamais personne n'a su avec assurance ce qui a poussé les Anglais à "rayer la ville de la carte". Il n'y avait pas de positions allemandes du côté où la ville a été bombardée. A Saint-François, il n'y avait pas plus d'un abri pour soldat. Les ouvrages défensifs allemands des environs furent épargnés. "Depuis, le bombardement a toujours été une sorte de tabou. Le souvenir était trop douloureux. Les Français ne voulaient pas commencer à en parler, et les Anglais gardaient le silence. Les autochtones l'ont refoulé. Ils se sont toujours tus. Comme on le dit en psychanalyse, il n'y a pas eu de cycle de deuil. La ville porte en elle le deuil comme une cicatrice dissimulée" explique le cinéaste Christian Zarifian, qui avec son film impressionnant, Table rase, (dérivé du latin tabula rasa ou liquidation définitive) a rompu le silence.
"Les gens ont réagi avec beaucoup d'émotion. Les témoins de l'époque ont encore du mal à en parler. Il est vrai que personne ne les avait encore questionnés. On ne trouve nulle part dans la ville de traces de la tragédie. Tout a été effacé. Tout est impeccable, propre, net. Tabula rasa",
Jean Legoy, instituteur en retraite et historien bénévole de la ville, déplie un plan de la ville d'avant-guerre. "Ici, tout a disparu. Le centre culturel, commercial et administratif et par conséquent la mémoire de la ville. Les gens ont l'impression d'avoir perdu leur identité" ; La jeune madame Mauban, conservatrice du musée des Beaux-Arts, cherche des photos de la ville détruite dans la cave toute sens dessus dessous de la maison André Malraux. On pose des cartes poussiéreuses sur la table. "Les jeunes ne savent qu'une seule chose à propos du bombardement : qu'ils vivent dans une ville sans âme. Pendant la campagne, lors des élections municipales de la mi-mars, on s'est encore demandé, bien des années après, s'il faudrait et où il faudrait enfin recréer un centre-ville".
Ainsi même sur ce point, Le Havre est très en retard par rapport à son éternelle rivale Rotterdam, qui avait pour le moins eu la petite chance d'être bombardée par les Allemands. Rotterdam a été pleurée et ses héros portés aux nues. Les victimes sont devenues des martyrs honorés tous les ans. Le Havre devrait encore remercier les Anglais après le survol des Lancaster. A cause des vents d'Ouest orageux, beaucoup d'appareils ont fini dans les flammes. Il faut noter que les bâtiments d'avant-guerre sont plutôt rares. Un des témoins dans le film, Madame Bejin, se souvient d'avoir rencontré avec sa mère, des soldats anglais dans la partie épargnée de la ville. "Vous n'avez pas l'air heureuse. Pourquoi ?" a demandé l'un d'entre eux. La vieille dame Bejin répondit : "Quand vous serez en bas, vous comprendrez pourquoi".
Sur le pourquoi de l'attaque, on avance plusieurs hypothèses. Conformément à "l'analyse" du parti communiste français, et d'après le conseil municipal de la même sensibilité, les Américains étaient responsables du bombardement et non pas les Anglais. "Afin de battre le plus vite possible l'Allemagne, sûrement, mais aussi pour refaire le partage économique en vue du plan Marshall", pouvait-on lire à nouveau dans l'organe de parti "l'Humanité" à l'occasion de la sortie du film. "Absurde, balivernes historiques" réagit Christian Zarifian. "C'était les Anglais et personne d'autre".
"On a pu également démontrer que les Anglais ont voulu se débarrasser d'un concurrent important du port de Southampton", témoigne Madame Barrot, directrice des Archives de la Ville, situées au sein du fort militaire bien conservé où le commandement en chef allemand du Havre tenait ses quartiers. Mais c'est peu vraisemblable" ajoute-t-elle. D'après Jean Legoy, un document canadien rapporte que les jours précédant le bombardement, 300 évacués qui avaient pu rejoindre les lignes alliées avaient été questionnés. "Il se pourrait qu'ils aient dit n'y avoir pratiquement plus personne en ville. Le centre-ville donnait somme toute l'impression d'être désert".
On spécule toujours à propos du comportement du colonel allemand Wildermuth et de la manière dont les Anglais pensaient l'amener à capituler. On attire toujours l'attention sur le fait que Wildermuth était officier de réserve et ennemi déclaré de Hitler. Dans le civil, il avait été le banquier de sociétés protestantes qui avaient beaucoup travaillé avec les Anglais avant le début de la guerre. Le 31 août, il a donné l'ordre d'évacuer complètement la ville. La résistance a poussé la population à rester. Et si comme à Paris "une révolte générale venait à éclater", en attendant il ne fallait pas se trouver entre les tanks des alliés et ceux des Allemands, pouvait-on lire sur les tracts illégaux d'un certain groupe au nom invraisemblable de "vagabond bien aimé", Les gens ont largement participé lorsqu'on leur a demandé de résister. "Ils avaient gardé un mauvais souvenir de l'exode de mai 1940. Ils avaient dû abandonner leurs voitures au pont de la Seine. En revenant quelques mois plus tard, elles avaient toutes disparu", raconte Jean Legoy.
Le 4 septembre, les Anglais ont posé leur ultimatum. Ils bombarderaient la ville si Wildermuth ne se rendait pas. Il demanda quelques jours de répit pour évacuer les civils. Les Anglais attaquèrent le lendemain. "On ordonna au commandant anglais de s'emparer immédiatement du Havre, et pas un jour ni une semaine plus tard", Ainsi le colonel français Poupel, qui a récemment été décrit dans "The Guardian" comme un personnage à l'image de "Mon colonel" d'un film de Renoir ou Bunuel. Pour lui, il n'y a pas de mystère. D'après Poupel, la progression vers le Nord de Montgomery se déroula si bien qu'il avait besoin d'un port le plus vite possible afin de ne plus avoir de problèmes d'approvisionnement. Il pensait pouvoir arriver à Berlin à Noël. Pour les mêmes raisons, Wildermuth a reçu l'ordre de défendre la ville jusqu'au dernier moment.
Selon le jugement des Anglais, la demande de répit du colonel allemand n'était pas seulement un geste humanitaire mais aussi une tentative de gagner du temps. "Les civils posent toujours un problème aux défenseurs d'un siège", explique Poupe!. Les Anglais voulaient tout de même bien croire que le banquier protestant se faisait effectivement du souci quant au sort de la population civile. Un bombardement le conduirait à capituler sur le champ par manque de réponse positive à l'ultimatum. En fait, les choses se sont déroulées autrement. Wildermuth ne se rendit pas après le bombardement. Il en coûta encore aux troupes anglo-canadiennes six jours et 400 morts avant de pouvoir investir Le Havre. Wildermuth se rendit le matin du 12 septembre à onze heures et demie.
"Tout cela est bien intéressant et peut-être vrai, mais je signale qu'il n'existe pas le moindre document qui puisse justifier de cette version des faits", remarque Jean Legoy. "Je ne me prononcerai pas. Ce sera seulement lorsque toutes les archives britanniques seront accessibles que l'on pourra savoir la vérité". Immédiatement après la capitulation, les autorités militaires françaises demandèrent au maire Pierre Courant de reprendre son poste. Il est vrai qu'il avait été nommé par le gouvernement de Vichy et par conséquent était un "collaborateur", mais il avait le grand avantage de ne pas être communiste. Courant n'échappa pas tout à fait aux purifications. Pendant un court délai, il a dû se passer de ses droits de Maire. Mais il eut le droit de participer aux élections municipales suivantes. Il est resté Maire du Havre jusqu'en 1956 et est même devenu ministre de la Reconstruction au sein de quelques cabinets de la quatrième République. L'histoire ne dit pas si son élection par la population locale doit être interprétée comme un mouvement anti-britannique.
Jusqu'en 1950, la ville se composait de cinq grands camps de baraquements. Le reste de la population vivait dans des caves, des réduits et des garages. Puis, l'architecte Auguste Perret reçut l'ordre de reconstruire la ville. Son style "stalinien" de construction n'a donc rien à voir avec la municipalité communiste qui occupa la mairie en 1956.
"Les habitants du Havre en ont gardé une allergie du béton" ajoute Legoy, ancien instituteur et historien de la ville. "Il y a toujours des gens qui ne sont pas habitués aux toits plats. Il était de réputation qu'ils avaient presque tous des fuites au début. Mais on a tendance à idéaliser le passé. Avant la guerre, on avait successivement développé quatre plans de réhabilitation. Tous arrivaient à la même conclusion. La meilleure solution consistait à raser le vieux centre paupérisé".
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